Migrations saisonnières et travail agricole en Italie: cap au Nord

Résumé de la partie 1/3 :

La récolte des fruits (de Juin à Novembre) dans la région de Saluzzo mobilise une main d’œuvre essentiellement migrante. Près de la moitié des travailleurs sont originaires d’Afrique de l’Ouest, viennent dès le Printemps pour trouver un emploi dans les exploitations et ne bénéficient pas de logements. Des campements s’installent tous les ans, la Mairie mène des expulsions mais toujours dans une forme de demi-mesure tant ces travailleurs sont utiles aux agriculteurs de la région. Si les conditions de travail et de rémunération sont bien plus favorables qu’au Sud du pays, des dérives sont constatées (comme la non-déclaration de toutes les heures qui empêche l’accès à un droit au chômage). Les associations de défenses des migrants dénoncent aussi bien l’attitude des autorités locales que l’inaction des syndicats de travailleurs. 

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Trois cas de  travail agricole saisonnier impliquant des migrants dans le Piémont: Saluzzo, Canelli et Castelnuovo Scrivia.

Trois provinces du Piémont :  Cunéo, Asti et Alessandria.

Trois secteurs agricoles : La récolte des fruits a Saluzzo, Le maraîchage a Castelnuovo Scrivia et la viticulture à Canelli.

Trois communautés de migrants: ressortissants d’Etats africains subsahariens à Saluzzo,  marocains de Khemisset à Castelnuovo et Macédoniens dans les vignes de Canelli.

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Carte des territoires dans lesquels sont signalées des pratiques illicites (ainsi que des problèmes de logement) en matière de travail saisonnier agricole impliquant des travailleurs migrants.

Chaque cas fait ressortir des parcours de vie et des problématiques spécifiques pour les travailleurs. Un point commun cela dit: le “travail gris”, “lavoro grigio” une forme de pis-aller du travail au noir, impliquant en général des travailleurs pouvant légalement résider et travailler sur le territoire (ce qui n’est pas toujours le cas dans les zones méridionales dans lesquelles  une  partie de la main d’œuvre est clandestine) et un contrat de travail (un luxe également dans les zones méridionales).

La manœuvre illégale réside dans le décompte des heures déclarées, souvent largement inférieures à celles effectivement travaillées, le non-déclaré étant versé “fuori busta“, c’est à dire de la main à la main, hors de la fiche de paie. Selon L’INEA, (L’institut nationale d’économie agraire) la proportion d’heures payées hors contrat serait de 30% (évaluation approximative et non-officielle), tandis que parmi les travailleurs de Saluzzo certains parlent d’une proportion inverse.

Il s’agit d’une pratique par ailleurs commune dans le travail saisonnier agricole et agroalimentaire, toutes nationalités confondues; rappelons qu’en Italie, notamment dans la partie la plus au sud, le travail non déclaré et les systèmes abusifs qui l’accompagnent (caporalat, non respect des conditions de travail, salaires minimaux, horaires notamment) ne sont pas réservés qu’aux migrants.

1/3 La récolte des fruits dans le saluzzese- Saison 1: En attendant les pêches.

Saluzzo, ville de 17 000 habitants, située à une centaine de kilomètres de la Méditerranée  et à moins de 50 km de la frontière française,  base une partie de son économie sur son bassin fruitier, qui concentre plus des 2/3 de la superficie fruiticultrice de la région du Piémont. Cette production largement tournée vers l’export,(Allemagne, Lituanie et Pologne) induit également l’existence dans la zone d’opérateurs liés à la commercialisation, notamment des usines de fabrication et commercialisation de caissettes a fruits, ainsi que trois grandes  coopératives fruitières régionales : Lagnasco group, Asprofrut Piemonte et Ortofruit Italia, réunissant plus de 1000 membres.

La production de fruits piémontaise est majoritairement destinée a la consommation immédiate,  seule une modeste partie est transformée (et ce malgré la présence de grandes entreprises agroalimentaires qui s’approvisionnent donc ailleurs (Ferrero, Sacla, Lavazza…)

Les principales productions sont les pêches, nectarines, pommes, poires et kiwis.

Italie

Piémont

Production 2011

Valeur

( millier €)

Quantité

 (millier de tonnes)

Valeur

(millier €)

Quantité

(millier de tonnes)

Kiwis

284 871,9

427,9

56 338,2

84,4

Pommes

666 835,8

2 228,1

43 157,6

138,9

Nectarines

219 642,7

633,3

26 560,1

73,4

Noisettes

178 945,4

112,3

26 612,9

16,7

Peches

283 071,2

1 045,3

21 063,3

76,2

données INEA

Lorsqu’on s’approche de Saluzzo par la route, outre les innombrables rangées de pommiers et kiwis, on est rapidement frappé par le nombre de cyclistes, tous visiblement d’origine africaine, qui sillonnent la ville et les routes environnantes, phénomène  particulièrement visible dans une Italie rurale assez peu métissée.

En effet, depuis près de trois décennies, les étudiants, voisins, retraités qui venaient faire la récolte ont déserté les rangées d’arbres:  travail trop dur,  moins bien rémunéré,  non cumulables avec la pension, les raisons sont multiples… Se sont alors peu à peu substitués à ces saisonniers locaux des travailleurs d’Europe de l’Est, roumains d’abord ( au point qu’au cours des années 2000, la section provinciale de la Coldiretti, principale organisation d’agriculteurs italienne, a ouvert des bureaux de recrutement à Timisoara et Bucarest en Roumanie), puis polonais et enfin, depuis environ quatre ans, africains.

Ces derniers représentent aujourd’hui près de la moitié des saisonniers lors de la récolte des fruits. Leur présence sur le territoire a donné lieu à une situation sans précédent dans la province.

Jusqu’ici les saisonniers, qu’ils soient locaux, calabrais, roumains, polonais, étaient la plupart du temps logés par l’agriculteur, dans des conditions plus ou moins précaires. C’est encore souvent le cas des travailleurs néo-communautaires (Roumains, bulgares, polonais), mais pas des ressortissants des pays africains.

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Ceux-ci arrivent début mai, voir en avril, bien avant le début de la cueillette (qui commence durant la première quinzaine de juillet avec les pêches) pour trouver un employeur.

Tout nouvel arrivant se rend d’abord à l’accueil de la Caritas (organisation catholique très présente sur le territoire italien en matière d’aide aux migrants), pour retirer un vélo d’occasion (moyennant une caution de 15€) qui lui servira ensuite à parcourir les environs à la recherche d’un contrat. Il n’y a pas de caporalat* ici, ainsi chaque travailleurs est autonome dans sa recherche et pour se rendre au travail.

Certains, ceux qui ont participé à la saison précédente, sont déjà logés sur place, et trouvent des  travaux de taille ou d’entretien avant la cueillette proprement dite, mais la plupart attendent là qu’un agriculteur à qui ils ont laissé leurs coordonnées les appelle.

Changement de pratique? dumping social? barrière culturelle trop haute à franchir? quoiqu’il en soit, les travailleurs “africains” (terme générique de mise en Italie recouvrant notamment des ressortissants du Mali, Sénégal, Guinée Conakry, Burkina Faso, Guinée Bissau, Côte d’Ivoire, Bénin) sont très rarement accueillis chez l’habitant, et la location d’un logement par un travailleurs migrant saisonnier étant pratiquement impossible, ils ont alors été amenés à s’organiser différemment.

“Guantanamo”

Dès 2009, l’été voit apparaitre quelques dizaines de travailleurs africains dormant dehors à Saluzzo.

En 2010 certains trouvent un abri près de la gare, dans un ancien entrepôt ferroviaire, ou de vieux wagons accidentés.

En 2011 ils sont près de 200 en été, et en 2012 ce sont plus de 400 travailleurs  que l’on retrouve dans ces habitations de fortune, autogérées avec l’aide et le soutien d’associations locales, telles que le Comité Antiraciste de Saluzzo.

La situation explose alors: l’expulsion des bâtiments de la gare est demandée par le maire  (centre gauche), officiellement pour des raisons d’hygiène et de santé publique ( Trenitalia ne permettait plus l’accès aux sanitaires). Des logements mis à disposition par la ville et des communes environnantes permettent de reloger quelques 170 travailleurs, mais les autres, faute d’une meilleure solution viennent occuper un autre endroit de la ville, le Foro Boario (la foire aux bestiaux…). La fin de saison (qui peut aller jusqu’en novembre avec les kiwis) voit arriver des vagues de froids inattendues obligeant la mise en place d’un plan d’urgence pour ceux qui dorment dehors.

Devant l’urgence humanitaire, l’indignation prend de l’ampleur et un relais médiatique rend la situation plus visible.

Jusqu’ici la communication entre les travailleurs et les associations d’un côté, la mairie (et la Coldiretti) de l’autre, n’a pas abouti pas à des solutions satisfaisantes, les uns demandant des mesures fortes en matière de logement pour accueillir ceux qui viennent cueillir les fruits des agriculteurs de la région, les autres arguant que cette situation, liée à la vague d’immigration Emergenza Nord Africa (accueil des réfugiés suite à la guerre en Libye et au printemps arabe en 2011) relève d’un niveau national, et refusant ainsi de prendre en charge les migrants.

Cette année, le IFbâtiment de la gare ayant été rasé juste avant la venue prévisible des travailleurs migrants, les premiers arrivés en mai sont directement allés s’installer près du Foro Boario, où peu a peu un campement s’est mis en place accueillant au fur et à mesure les nouveaux arrivants. Selon le comité Anti-raciste, ils sont arrivés cette année discrètement, pour ne pas éveiller l’intérêt des autorités. Cependant à la mi mai, le Maire a publié une ordonnance interdisant toute forme de campement ou de bivouac sur le territoire de la ville, et ce jusqu’au 30 juin.

Les conséquences ne se sont pas faites attendre: le 3 juin au matin, devant militants et photographes, plusieurs représentants des autorités (Carabinieri, Polizia Municipale, Guarda di Finanzia) viennent prévenir les occupants de “Guantanamo” ‘comme les migrants surnomment aujourd’hui le campement, d’une future expulsion. Ils vérifient également les titres de séjours et conseillent de s’inscrire a l’ufficio di collocamento, c’est à dire l’agence pour l’emploi (qui n’est que très peu utilisée en Italie, et encore moins par le milieu agricole, ce qui par ailleurs fait partie des revendications de lutte contre le caporalat). Une rencontre entre le maire et les travailleurs a lieu, mais sans résultat, celui-là restant sur sa position de ne pas agir en amont de la cueillette.

En effet cette année la mairie de Saluzzo a mis à disposition dans un bâtiment municipal une quinzaine de lits, qui depuis début juin sont venus s’additionner à la quinzaine de places offertes par la Caritas. En tout, cette année, 210 places seront fournies aux travailleurs, dont 120 dans des containers prévus par la Coldiretti (avec l’aide financière de la Fondation Cassa di Risparmio). Le nombre de places est basée sur une estimation par l’organisation professionnelle des besoins des agriculteurs (Rappelons qu’en 2012, en dépit des estimations de la Coldiretti, 80% des 450 personnes qui vivaient dehors avaient un contrat de travail.).

Une semaine plus tard, le 11 juin, l’expulsion a lieu: les grandes bâches qui servaient de toiles de tente et les matelas sont emportés, mais les occupants sont laissés là, avec leurs affaires personnelles et un peu de matériel. Une expulsion du bout des doigts, témoin d’une politique hésitante, qui ne peut se permettre de scandale, ne peut se passer de ces futurs travailleurs, mais qui ne veut pas se retrouver de fait responsable des personnes migrantes sur le territoire. Après deux nuits dehors, d’autres bâches arrivent, d’autres matelas, et le campement reprend son cours.

Début juillet: on compte plus de 250 migrants campant près du Foro Boario, attendant le début de la cueillette qui se fait attendre. Une majorité d’entre eux sont ici pour la première fois, venus sur les conseils d’anciens, et se retrouvent pris au piège d’une situation qu’ils n’avaient pas imaginée. On entend souvent: “je ne pensais pas qu’on pouvait vivre dehors ainsi en Italie, même dans mon pays, je n’ai jamais vu ça”. D’autres, habitués de Rosarno et Foggia, voient dans ce travail une opportunité plus intéressante que dans le Sud, l’heure de travail atteignant plus facilement les 5-6€, contre les 2-3€ que l’on peut retrouver ailleurs (1,30€ la caisse de tomate à Foggia actuellement, pour environ 10 caisses par jour…)

IFEn attendant les containers qui ne seront pas suffisants pour loger tout le monde, les réseaux locaux s’organisent tant bien que mal, et cette année le réseau Campagne in Lotta devrait venir prêter main-forte aux volontaires et militants de Saluzzo, pour organiser des cours d’italien, une assistance juridique ainsi que la communication. La maitrise de la langue et la connaissance des droits sont en effet deux facteurs essentiels pour l’autonomisation des travailleurs et le respect de leur droit.

Si la question du logement est la plus visible à Saluzzo, elle ne doit pas dissimuler le fait que les travailleurs, bien que bénéficiant de conditions de travail supérieures à celles du Sud, sont également victimes de travail au noir partiel, ne leur permettant pas de bénéficier des droits au chômage agricole, puisqu’ils ne réunissent jamais officiellement les 102 journées de travail nécessaires.

A ce sujet, le rôle des syndicats reste un point d’interrogation.

Le syndicat majoritaire en Italie, la CGIL, fortement critiqué dans les milieux militants, malgré des communications médiatiques dédiées au travail agricole, semble fort peu actif auprès des travailleurs saisonniers: installation de douches et d’eau potable, couverture, nourriture: la solidarité mise en place relève souvent des missions humanitaires de la Croix- Rouge. Un Van itinérant pour informer sur les droits des travailleurs a commencé à circuler ces dernières années, mais de façon encore sporadique.

*Caporalat: système d’organisation du travail informel, basé sur l’intermédiation illégale, très courante dans le travail agricole et agroalimentaire méridional: Un “Caporale”  (à Foggia souvent albanais), recrute la main d’œuvre et fournit les services annexes aux employeurs agricoles. Celui-là, ainsi que ses sous-traitant, les “Capi squadra” (surnommés Capo nero, par les travailleurs parce qu’ils sont en général des migrants africains) se rémunèrent principalement sur la paie des travailleurs ( 1€ par heure de travail ou par caisson de tomates selon le mode de rémunération) ainsi que sur les transports vers les lieux de travail, service qu’ils sont les seuls à fournir( et qui peut atteindre plus de 5€ par jour).

Article publié initialement pour le site d’Echanges et Partenariats

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