Mais qui exploite les travailleurs immigrés de l’agrumindustrie ?

20 avril 2012 par Antoine.

Le 24 février dernier, la revue anglaise « The ecologist » publiait une enquête sur les conditions de production des agrumes dans la plaine de Gioia Tauro (Calabre), dénonçant l’exploitation et la ghettoïsation des travailleurs saisonniers africains [1]. Les journalistes mettaient directement en cause la responsabilité de Coca-Cola qui se fournit en concentré d’orange auprès d’un sous-traitant local pour la confection de ses boissons gazeuses. Les pressions de la multinationale sur le prix d’achat de ce produit transformé se répercuterait sur toute la filière agro-industrielle et condamnerait les producteurs à sous-payer leur main d’œuvre. L’article a connu un large écho dans la presse internationale, mettant à mal la respectabilité de la firme. Pour sa défense, cette dernière a révélé qu’elle souhaitait se retirer de la zone ; non pas à cause de ces accusations, mais parce qu’elle refusait de concéder l’augmentation réclamée par son fournisseur quelques semaines auparavant. Face au scandale médiatique et à l’insistance des pouvoirs publics, l’entreprise s’est finalement rétractée et à annoncer sa volonté de se maintenir dans la région. Retour sur le fonctionnement de cette filière et ses impacts sociaux.

Dans la plaine de Gioia Tauro, ou se trouve Rosarno, près de 70% des oranges produites sont destinées à la transformation industrielle sous forme de jus ou de concentré d’orange, lesquels sont ensuite vendus à des marques de l’agro-industrie (Coca cola, San Pellegrino…) pour la confection de leurs boissons. D’après les estimations de la Coldiretti [2] , l’un des principaux syndicats d’agriculteurs en Italie, le producteur inséré dans cette filière se verrait offrir 6 centimes par kilo, desquels il faut souvent déduire les couts de transports jusqu’à l’usine qui sont à sa charge. Un revenu qui ne permet même pas de couvrir les couts de la main d’œuvre. Toujours d’après la Coldiretti, après transformation, on trouverait dans une bouteille de 1,5 litre de soda vendu à un euro trente, 3 centimes d’orange. Comment en arrive-t-on à un prix si dérisoire ?

Entreprises multinationales et intermédiaires parasitaires

Tout en haut de la chaine de production, les grandes enseignes de l’industrie des boissons et des jus de fruit jouent sur la mondialisation du marché pour compresser les prix d’achat. Ainsi, sans le scandale médiatico-politique provoqué par l’enquête de The ecologist, Coca Cola aurait très certainement délocalisé en toute discrétion sa production [3] ; au Maroc par exemple ou l’Union Européenne vient juste de signer un accord de libre-échange en matière de produits agricoles. Cette mise en concurrence des différentes aires de production d’agrumes est entretenue par la compétition entre multinationales. D’ores et déjà, on voit bien que les prix sont déterminés « par le haut », selon des logiques concurrentielles externes à la réalité agricole, et non « par le bas », en fonction des couts de production.

D’autre part, la multiplication des intermédiaires le long de la chaine tend à réduire la part dévolu au producteur. Avant d’être commercialisé, le produit connait deux phases de transformation industrielle ; de l’orange au concentré, puis du concentré à la boisson finie. Les usines de transformation assument souvent directement le rôle de commerciaux auprès des producteurs afin de s’assurer un approvisionnement constant à la source. Paradoxalement, ces entreprises sont appelés coopératives en Calabre. Le terme est un héritage de la politique agricole commune, lorsque l’allocation des aides entre les producteurs était confiée à ces coopératives de producteurs ; depuis le nom est resté. Mais loin de la conception participative et démocratique originelle, il s’agit aujourd’hui de structures pyramidales au sein desquels un commerçants réunis un certains nombres de producteurs sous son autorité, captant au passage une marge conséquente.

Une chose est sure, la ponction opérée par ces intermédiaires industrialo-commerciaux ne va certainement pas aux ouvriers. Helena, originaire de Bulgarie, arrivée en Italie il y a 10 ans, travaille à la chaine tous les jours, de 8 heures à 18 heures, de décembre à avril, dans une de ces usines de transformation. Elle et ses collègues, toutes des femmes, italiennes ou originaires des pays de l’est de l’Europe, sont payés 25 centimes le kilo d’orange transformé, soit à peine 25 euros journaliers pour les 90 kilos traités en moyenne.

Dans la zone de Rosarno, ces activités d’intermédiation sont parfois aux mains de la criminalité organisée comme l’ont révélés les dernières enquêtes [4]. Dans ce cas, le rapport de force est encore plus défavorables aux producteurs, mais aussi aux ouvriers, agricoles ou de l’industrie, qui en plus de la force du capital se voit opposer la force brute.

Des producteurs désunis et des travailleurs démunis

Face à ce complexe industriel, les producteurs d’agrumes calabrais se présentent en ordre dispersés. Ils pâtissent notamment de l’absence de structures collectives horizontales dans un territoire ou l’exploitation moyenne est comprise entre 1 et 2 hectares. En Italie, il n’existe pas de chambre d’agriculture avec des représentants élus comme en France. Ce système a généré des organisations syndicales de service, organismes administratifs, plus préoccupés par leur propre survie en tant qu’interlocuteur privilégié du monde agricole que des luttes et des revendications de la base, alimentant ainsi une crise chronique de légitimité. Les coopératives de leur côté sont loin de servir les intérêts de la collectivité. En Calabre, des termes tels que coopératives ou syndicats sont des faux amis pour l’observateur étranger. Sous ces appellations familières se cache une réalité plus complexe, et l’on découvre des institutions hybrides, importées de l’extérieur et transformées par l’environnement social local.

Ces paysans isolés se trouvent donc démunis dans le cadre des négociations commerciales pour faire valoir leurs droits à une juste rémunération. Si certains décident tout bonnement d’abandonner les cultures [5], d’autres répercutent le manque à gagner sur le dernier échelon, les ouvriers agricoles. D’autant plus que ce territoire dispose (fortuitement ??) d’un réservoir de main d’œuvre immigré, exclus du régime des droits, permettant une véritable « délocalisation sur place » [6].

De la responsabilité sociale

L’épisode du vrai-faux départ de la firme américaine n’a fait que rappeler l’absurdité de ce système qui n’a malheureusement rien de nouveau. Il a aussi illustré un des « dommages collatéraux » inhérent aux chaines de production décentralisée en général et à l’« agrumindustrie » en particulier. Ainsi, le double positionnement dominé/dominant des acteurs et la multiplication des niveaux le long de la filière provoque une dissolution des responsabilités sociales. Après la publication de l’article, chacun des acteurs s’est défendu en se déchargeant sur l’échelon supérieur, qui le contraint par ses impératifs économique, ou inférieur, qui ne respecte pas ses engagements sociaux. Si ces discours peuvent parfois trouver un certain fondement, il ne cache pas pour autant les responsabilités de chacun dans le drame social quotidien des travailleurs agricoles immigrés de Rosarno.

Enfin, ce feuilleton aura mis en lumière l’irresponsabilité politique des autorités nationales et locales en matière de développement agricole. Dans cette affaire, le gouvernement italien s’est ainsi fait le protecteur du « made in Italy », pressant la multinationale de revenir sur sa décision de quitter le territoire afin de maintenir en vie cette production symbolique [7]. Pourtant, au-delà de Coca Cola, l’agrumiculture dans la plaine de Gioia Tauro est à l’agonie depuis une décennie. C’était une agriculture de rente, basé sur la production de masse d’un produit de mauvaise qualité orienté vers les aides de la politique agricole commune. Après le découplement des aides en 2007 [8]. , elle n’a pas pu ou pas su se transformer et se maintient aujourd’hui par inertie et grâce à l’exploitation de ces travailleurs sans droits. Autant dire que pour les oranges de Rosarno, le mal est déjà fait.

 

Notes

[1] Pour voir l’enquête de The Ecologist : Coca Cola challenged over orange harvest linked to exploitation ans squalor ; 24 février 2012 ;http://www.theecologist.org/News/ne…

[2] Dans le cadre de la campagne« Non lasciamo Rosarno sola »

[3] Terre libere.org ; Coca Cola rimane a Rosarno grazie all`informazione ; 07 mars 2012, http://www.terrelibere.org/coca-col…

[4] A l’automne 2011, l’opération judiciaire « All clean » a conduit à la confiscation d’une entreprise de récolte et de commercialisation d’agrume, de plusieurs entreprises de transport routier et d’une usine d’emballage de fruits et légumes, soit une filière entière aux mains de la mafia locale ; Terre libere.org ; Rosarno, la filiera mafiosa delle arance ; 03 octobre 2011,http://www.terrelibere.org/rosarno-…

[5] Echanges & partenariats ; Les oranges sur les arbres : histoire d’une crise agricole et sociale ; Charlotte, session 11 ; http://emi-cfd.com/echanges-partena…

[6] Emmanuel Terray ; Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place, dans Sans-papiers, l’archaïsme fatal ; 1999

[7] Le 6 mars s’est tenue à Rome une rencontre entre le ministre de l’agriculture, Mario Catania, et les représentants de Coca Cola Italie. A l’issue de la réunion, ces derniers ont déclaré que l’entreprise continuerait à acheter en Calabre et en Sicile tout le concentré d’orange nécessaire à la production de leurs boissons commercialisées en Italie. D’autre part, dans les années à venir, Coca Cola mettra en place des contrats pluriannuels avec leurs sous-traitants pour permettre une projection à moyen terme ;http://www.politicheagricole.it/fle…

[8] A cette date, la réforme Fisher de la PAC modifie en profondeur le système de répartition des aides aux agriculteurs, abandonnant la logique productiviste qui avait prévalu jusqu’à lors

 

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