Loin de l’Eldorado européen, l’esclavage en Lot-et-Garonne

 Résumé : Le procès en appel d’un exploitant agricole qui employait des Sénégalais de manière irrégulière, les faisant travailler jusqu’à 13 heures par jour sans toujours les payer, témoigne de l’existence de situations proches de l’esclavage moderne dans nos campagnes. Pourtant, sans aucune condamnation du modèle d’agriculture qui encourage ces abus, les faits sont minimisés voire justifiés, et rarement dénoncés du fait du manque de connaissances et de ressources des travailleurs étrangers.

         Ils étaient deux sur les bancs de la salle d’audience de la Cour d’Appel d’Agen, à avoir effectué à nouveau le voyage en bus depuis l’Espagne. Pour apporter, encore une fois, leur témoignage et faire reconnaître la violation de leurs droits. Deux, sur huit ouvriers sénégalais, employés de manière illégale entre 2009 et 2011 sur une exploitation agricole à Beauville, dans le Lot-et-Garonne. Recrutés en Espagne où leur contrat de travail mentionnait un salaire de cinq euros de l’heure, leur employeur venait les chercher en voiture pour les faire travailler en France, sans aucun respect des obligations légales relatives au détachement des salariés (1). Démunis d’autorisation de travail en France, les ouvriers sénégalais, aux côtés d’autres marocains, ukrainiens, roumains et polonais, œuvraient dans les champs de légumes jusqu’à 13 heures par jour. Payés en espèces de manière irrégulière, entre 50 et 200 euros la semaine. Le logement mis à disposition par l’employeur ne répondait ni aux normes de sécurité, ni à celles de surface minimale : les Sénégalais devaient parfois dormir à deux dans un même lit et se partageaient une salle de bain pour huit.

          En juin 2014, l’exploitant a été reconnu coupable en première instance de travail dissimulé et d’emploi irrégulier de travailleurs étrangers, entre autres. Délits pour lesquels il a écopé d’une peine de 18 mois de prison avec sursis, et de 10 000 euros d’amende. Il a fait appel de cette décision et reconnaît lors de la deuxième audience « avoir fait des erreurs et ne pas avoir respecté le formalisme » malgré sa bonne volonté, à cause de la complexité des procédures et des difficultés économiques dues à la crise du concombre en 2011 (2) – bien que celle-ci intervienne après les faits. Concernant l’hébergement, il avance des arguments culturalistes en affirmant que les Sénégalais ne voulaient pas se séparer entre les deux logements proposés « par souci communautaire ».

          Quand de cette manière, l’accusé minimise les faits et apparaît comme un homme qui a tout perdu, particulièrement vulnérable – ses quatre sociétés et lui-même ont été placés en liquidation judiciaire – il est tentant d’entendre ces discours, souvent portés par les syndicats agricoles majoritaires. Les abus doivent être justifiés – y compris jusqu’à ne plus être perçus comme tels – lorsque l’intégration dans un système agricole régi par une concurrence-prix féroce n’est aucunement remise en cause. Dès lors, la survie (de quelques-uns) des agriculteurs ne peut passer que par la suppression de procédures administratives complexes et déconnectées des réalités, et le recours à une main d’œuvre étrangère « qui a faim et qui veut travailler », pour reprendre les termes des dirigeants de la Coordination Rurale, syndicat majoritaire en Lot-et-Garonne.

          Une main d’œuvre également caractérisée par le manque de connaissances de ses droits et/ou l’absence de ressources linguistiques, culturelles, financières, humaines pour les faire valoir – aspect qui participe à son attractivité. Pour les travailleurs sénégalais, ce n’est que la conjonction hasardeuse de plusieurs éléments qui a permis de porter l’affaire devant les tribunaux : l’impossibilité pour l’employeur de payer ses salariés, la maîtrise suffisante du français et le courage de l’un des ouvriers qui a pris la décision de se rendre à la gendarmerie, puis a persévéré en contactant un syndicat et des avocats. En effet, lors du dépôt de plainte, les Sénégalais se sont vus notifier un arrêté de reconduite à la frontière qui les a obligés à retourner en Espagne (3). Certains ont été défendus par des avocats et sont revenus pour les audiences par leurs propres moyens. D’autres pas. Pour le procès en appel, alors que l’un d’eux rejoignait la France en bus, il s’est fait arrêter à Perpignan lors d’un contrôle de police. Il n’était pas là pour témoigner à la barre. Finalement, l’audience ayant été reportée au mois de juin suite à une erreur de procédure, et l’ancien employeur étant en liquidation judiciaire, les travailleurs toucheront-ils jamais leurs dommages et intérêts ? Et les salaires impayés, à supposer que l’affaire se poursuive devant les Prud’hommes ? Rien n’est moins sûr. En attendant, ils ont recommencé à travailler dans les champs, en Espagne.

          Certes, le cas de ces ouvriers sénégalais a été porté devant les tribunaux et rendu public. Mais combien d’autres étrangers travaillent sur les exploitations agricoles du Lot-et-Garonne, dans des situations à la limite de de l’esclavage ? Combien n’ont d’autre choix que d’accepter cette condition, s’étant vu promettre par l’employeur la régularisation un jour de leur situation administrative, ou sous la menace d’être immédiatement remplacé ? S’il est impossible de répondre à ces questions, ce procès montre que de telles situations existent. Pire, elles peuvent perdurer plusieurs années dans une totale impunité, en s’apparentant parfois à de l’esclavage moderne ou de la traite des être humains – avec des réseaux de recrutement organisés, un hébergement sur place qui maintient les travailleurs à la disposition de l’employeur, des conditions de travail, de rémunération et de vie indignes. Ces agissements sont rarement perçus et qualifiés comme tels. En témoignent, dans l’affaire des Sénégalais, la faiblesse de la résonance médiatique. Ou encore les réquisitions de l’avocat général qui, même s’il reconnaît les délits, juge la peine prononcée en première instance « excessive ». Enfin, les violations des droits humains sous-jacentes à un modèle d’agriculture industrielle et concurrentielle restent permises et encouragées par l’indifférence sociale – le manque d’information et de connaissances, au mieux. Alors que les discours anti-immigrés continuent à trouver un fort écho dans la population locale, celle-ci ne voit pas – ou refuse de voir – que les fruits et légumes qu’elle consomme sont en partie produits par des migrants exploités.

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(1) Le détachement transnational de travailleurs d’une entreprise établie hors de France est autorisé pour une période temporaire. Les salariés doivent travailler de manière habituelle pour le compte de l’employeur dans le pays où celui-ci est établi. Une déclaration préalable doit être effectuée auprès de l’Inspection du travail du lieu où s’effectue le détachement. Les employeurs sont tenus de respecter la législation française applicable en matière de salaires et de conditions de travail, ils reversent par contre les cotisations sociales dans le pays où ils sont établis.

(2) Au début de l’été 2011, suite à la découverte d’une bactérie qui aurait fait plusieurs morts en Allemagne, dont l’origine avait d’abord été attribuée aux concombres espagnols, les cours de plusieurs légumes s’effondrent. Certains maraîchers français se voient contraints de jeter leur production.

(3) La reconduite à la frontière est une mesure d’éloignement qui peut être décidée pour les non-européens travaillant en France sans autorisation.

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