Exploités mais résignés : rencontres de paysans et travailleurs saisonniers moldaves

27 février 2011 par Sylvie.

Résumé : durant sa mission Sylvie est allée à la rencontre de paysans et ouvriers agricoles de la Moldavie roumaine pour faire mieux connaître la Via Campesina et la Confédération Paysanne. Les travailleurs qui émigrent pour faire les saisons en Europe de l’Ouest ont souvent conscience de se faire exploiter, mais même quand les payes sont incomplètes les revenus sont toujours supérieurs à ceux perçus en Roumanie, et les mauvais traitements sont de mise quelque soit le pays. Le gouvernement Roumain ne fait rien pour sauver la paysannerie, ce qui amène de plus en plus de gens sur les routes des migrations saisonnières.

“La patience du paysan roumain est connue de toute l’Europe, sa misère aussi. Comme journalier, comme métayer, comme sous-fermier, il est la proie des grands spéculateurs. Avant 1864, il était serf, depuis il est devenu un véritable esclave, tenu de fournir chaque saison un nombre très lourd de journées de travail… Un jour est venu où la mesure a été comblée. Le cri de révolte a retenti dans les villages. Les grands fermiers et leurs employés ont été pourchassés, massacrés.” (L’Humanité, 30 mars 1907)

En 1907, la petite paysannerie roumaine s’est révoltée face à la famine et le prix des locations des terres qui ne cessaient de monter. Bien qu’aujourd’hui les paysans ne sont plus rentiers mais propriétaires, suite aux réformes agraires de 1864 et 1921, puis à la décollectivisation des terres après la chute du régime communiste, la situation rurale n’est pas si eloignée de celle de 1907. Le manque d’équipement et de capital permettant la culture des terrains, les complications du processus de retrocedare (restitution) qui dure maintenant deux décénnies, et la concurrence impossible face aux produits importés de l’agro-industrie, forcent les paysans à louer leurs parcelles à de gros exploitants non-propriétaires, qui avec des moyens techniques avancés, travaillent individuellement des centaines d’hectares. [1] Comme Gheorge Panu le préconisait en 1907 dans un article paru dans le journal Saptamana et Revista Ideei, les paysans n’ont d’autre choix que de migrer. Il écrivait :

“Si l’on ne réfléchi pas serieusement à cette question paysanne, on risque de se réveiller un bon matin avec un courant puissant d’émigration. Ceux qui ne peuvent pas se nourrir dans leurs pays, émigrent.” [2]

Les impacts de l’industrie agro-alimentaire

Dans la neige de début janvier, nous sommes allés à la rencontre de paysans et de travailleurs saisonniers dans plusieurs villages du nord-ouest de la Moldavie roumaine. L’idée était de présenter la campagne de la Confederation Paysanne et d’autres syndicats de Via Campesina Europe [3] , sur les droits des travailleurs saisonniers dans les bassins de production intensive en Europe. Nous avons tenté de transmettre des perspectives critiques sur le modèle d’agriculture industrielle, des experiences de luttes pour une agriculture paysanne et pour la souverainté alimentaire, mais aussi de discuter plus largement sur l’organisation collective.

Dans ces zones rurales de Roumanie, un grand nombre de petits paysans sont également travailleurs saisonniers dans l’agriculture intensive des pays d’Europe de l’Ouest. Ils passent quelques mois dans les serres de fraises à Huelva, à la recolte de concombres en Allemagne ou dans les plaines de Calabre dans le sud de l’Italie, puis ils rentrent dans leurs villages et avec l’argent gagné, réparent leur maison et payent les frais quotidiens de la vie. Une idée importante que nous voulions transmettre lors des réunions était le lien entre l’exploitation des travailleurs la-bas dans les bassins de production de l’agro-alimentaire européen, et l’impossibilité pour les paysans ici d’obtenir un revenu du travail de la terre. Les tomates sont un bon exemple. Grâce à une main d’oeuvre bon marché et aux mécanismes de l’industrie agro-alimentaire, les grandes surfaces installées en Roumanie importent des tomates d’Espagne et les vendent à un prix defiant toute concurrence. Le voisin ou la grand-mère de ce même travailleur migrant roumain, qui tentent de vendre leurs tomates au marché de la ville, voient alors leur clientèle se ruer vers les supermarchés.

Quitter sa famille pour endurer des conditions de travail difficiles

Les gens des campagnes, ne gagnant pas assez du travail de la terre, se trouvent donc contraints à chercher du travail ailleurs. Les femmes que l’on a rencontré dans les villages moldaves témoignaient de la difficulté de quitter leurs familles, et des conditions de travail dures auxquelles elles étaient soumises à l’étranger. Comme l’explique une jeune mère du village de Hudesti :

“Ceux qui sont partis, qui ont laissé un enfant d’un an et trois mois, c’est par neccesité… Vous savez ce que ça veut dire un enfant d’un an et trois mois ? Il commence a avoir des dents qui poussent dans la bouche… Quand je suis revenue, je me suis fâchée avec lui parce qu’il ne m’a pas reconnu. Et il m’a demandé qui j’étais.”

Un groupe de trois femmes parties récolter les olives près de Toledo en Espagne nous a raconté les conditions dans lesquelles elles travaillaient :

“Tu pars la-bas et tu n’as aucun droit, tu es comme un esclave. Ils ne te regardent pas si tu dis que tu n’en peux plus. Il faut que tu ramasses les olives, et ils ne font pas attention si tes mains sont gelées et que tu n’en peux plus. Ils te payent pour la journée et donc il faut que tu fasses le travail.”

L’auto-exploitation et le manque de mobilisation collective

La nécessité de gagner de l’argent, qui poussent ces femmes à partir travailler à l’étranger, les incite aussi à accepter les conditions de travail auxquelles elles sont soumises. Même si elles ont conscience que ces conditions ne sont pas admissibles, elles les acceptent car le salaire espagnol est nettement plus élévé qu’un salaire qu’elles pourraient gagner en Roumanie. Comme l’expose très clairement la jeune maman de Hudesti :

“C’est ca le probleme : on accepte n’importe quelles conditions parce qu’on est payés plus la-bas qu’ici”.

Au cours des réunions, nous tentions de mettre l’accent sur l’importance de l’organisation collective, non seulement pour revendiquer des conditions de travail meilleures, mais aussi pour assurer que celles ci ne se détériorent pas davantage. Les travailleurs migrants comprenaient leur vulnérabilité sur le marché du travail mais l’intégraient sans beaucoup d’espoir :

“Si nous protestons, l’année qui suit, le patron ne voudra plus nous embaucher.”

“Nous sommes nombreux a demander du travail vous comprenez ? On est très, très nombreux. Ils ont de quoi exploiter.”

Les migrants rencontrés semblaient en géneral accepter le sort qui les attendait. D’une certaine facon, la question de l’exploitation n’est pas seulement posée pour les travailleurs saisonniers à l’étranger mais aussi pour les travailleurs qui restent en Roumanie. Les mêmes abus se produisent dans les usines de textiles, dans les exploitations agricoles. Pour un travailleur roumain en Italie, il n’est pas surprenant d’être payé avec un mois de retard, ou un tiers du salaire promis dans le contrat, car il est habitué à ces memes conditions en Roumanie.

Des obstacles à la confiance dans le dialogue

Pour organiser les rencontres, nous avions pris contact avec les mairies des villages, faute de connaitre d’autres personnes ou organismes qui pouvaient nous mettre en lien avec ces populations rurales. Nous entrions donc, sans le vouloir, dans des querelles politiques locales. Notre visite faisait gonfler le prestige du maire qui pouvait vanter ses contacts avec des étrangers. De plus, nous étions pris à parti dans les jeux de pouvoir des politiques nationaux. Dans un village, le maire du PSD, a détourné notre discours sur le manque de soutien généralisé apporté à la paysannerie en une critique du gouvernement actuel, mené par le parti PDL.

Dans cette bataille politique, il était difficile d’établir un dialogue de confiance avec les travailleurs et les paysans. Les personnes que nous avons rencontrées ne se sentaient pas seulement démunies, mais semblait aussi suspicieuses à l’égard de notre discours. Qui étions nous ? Des patrons, des syndicalistes, des hommes d’affaires, des missionaires religieux, ou des fous furieux ?

La sauvagerie du néo-liberalisme

Face à un manque de volonté au niveau politique de soutenir une agriculture paysanne, à une précarité du travail organisée par un gouvernement roumain qui veut encourager les investiteurs étrangers à venir s’installer, et face à la sauvagerie generalisée du néo-liberalisme, les gens cherchent à migrer pour travailler coûte que coûte. Prolétarisation forcée ou auto-exploitation ? Les roumains qui travaillent dans les bassins de production agricole intensive ont conscience de leur exploitation dans le système agro-alimentaire, mais ils ont aussi la conscience que, faute d’autres débouchés en Roumanie, les salaire plus élévés d’Europe de l’Ouest leur rapporteront un revenu avec lequel il pourront soutenir leurs familles. Dans ce contexte, ce qui est percu en France comme l’exploitation d’un travailleur migrant, est d’une certaine facon vu dans un village roumain comme une réussite. Là est le défi d’encourager une revendication des droits des travailleurs. Comme l’a écrit la Boétie l’homme soumis “sert si bien, si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude”. [4]

Notes

[1] Katherine Verdery, The Vanishing Hectare (2003, New York : Cornell University press)

[2] Gheorge Panu, Revista Ideei nr (1907, Bucarest : Strada Epurilor 10)

[3] La Coordination Européene de Via Campesina est un réseau d’organisations paysanne

[4] Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire (1549)

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