De l’impossibilité de faire du détachement « dans les règles » : témoignage d’un ancien prestataire

« On a voulu faire du détachement propre : nos tarifs montaient à plus de 19 euros de l’heure dans l’agriculture, on a refusé la concurrence déloyale pour inviter à changer la vision des choses mais on a perdu. ». Regard d’un ancien directeur d’une agence de détachement sur ces pratiques en constante augmentation.

Immersion dans un système basé sur la concurrence déloyale

Antoine* s’est montré très ouvert pour revenir sur son parcours et témoigner de la réalité du détachement dans le monde agricole. En 2014, il crée son entreprise spécialisée dans le détachement de travailleurs, d’abord dans le BTP puis dans l’agriculture. Il a notamment recruté une équipe de 80 roumains pour un grand semencier du Sud-Ouest. Il dit avoir voulu faire du « détachement dans les règles, pas du law cost » même si il reconnait qu’il existe toujours une forme de dumping social puisque les charges sont payées dans le pays d’origine.

Mais voilà, la réalité du marché et les exigences des agriculteurs ne collent pas avec cette vision. Selon lui, la législation française fixe un certain cadre au détachement qui est loin d’être respecté. Antoine encourageait les agriculteurs à faire d’abord une recherche de travailleurs locaux mais « aujourd’hui tout le monde s’en fiche. Les agriculteurs disent : moi j’en m’en fou je veux des étrangers, pas des français ». Il déplore la « fixette des employeurs sur les travailleurs étrangers » tout en refusant de payer plus une agence qui se chargerait du recrutement et de la prise en charge totale des travailleurs. En effet, les agences de prestation s’occupent de tout l’aspect administratif (contrat de travail, fiche de paie, déclaration de sécurité sociale…) mais aussi le logement et le déplacement des travailleurs sur la période du détachement. Le cadre juridique français prévoit également le respect d’un « noyau dur de droit » : le SMIC, la durée du travail hebdomadaire, la prise en charge des frais liés aux déplacements… En réalité, Antoine constate que 70% des agences de prestation ne respecte pas ces règles. « Les déclarations A1 c’est du bidon 1 fois sur 10 et les entreprises facturent entre 10,20€ et 11,30€ de l’heure tout compris !». Cela laisse présager du salaire final du travailleur…

On comprend donc vite qu’une entreprise de prestation internationale ne peut pas proposer des services compétitifs à moins de violer les droits des détachés.

Le détachement en agriculture : illustration d’un système sournois

Antoine évoque d’abord les sociétés bulgares qui ont la main mise sur le marché de l’emploi saisonnier pour la récolte du melon en Poitou-Charentes : « 90% des saisonniers sont des bulgares ou des romains, tous détachés par la même boite. Ils facturent 11,30€/heure à l’employeur tout inclus avec le logement etc ». Puis, il évoque une autre entreprise espagnole bien connue des agriculteurs du Sud-Est qui représente une grosse part du marché. « C’est pas des espagnols qu’ils envoient eux, c’est carrément des uruguayens, des latinos ! ».

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Photo : le ramassage des melons en Charente emploie majoritairement des roumains et des bulgares

On saisit alors toute la perfidie du système, largement étudié par des chercheuses comme Béatrice Mésini et Catherine Laurent dans les Bouches-du-Rhônes[1]. Elles constatent l’augmentation de la main d’œuvre andine dans l’agriculture qui devient un puissant facteur de productivité, une variable d’ajustement de la compétitivité agricole. Selon elles, l’externalisation du recrutement est une véritable stratégie qui répond aux impératifs de simplicité, flexibilité et productivité. Les prestataires de services doivent alors rester compétitifs. Les deux chercheuses décortiquent le modèle économique de ces entreprises qui se rémunèrent sur les services proposés : 200€ pour un aller-retour en Espagne, le cout des mandats de transfert d’argent en Equateur… Béatrice Mésini parle alors de « bancarisation de l’immigré »[2] dont le profil et l’histoire de vie sont très variés. En effet, différentes vagues de migration latino-américaines sont arrivées en Espagne depuis la fin du XXème. Les Equatoriens, qui constituent la majorité du contingent de détachés, forment la communauté principale qui doit aujourd’hui faire face à la crise et au retour des espagnols sur les secteurs peu qualifiés comme l’agriculture. Précarisés, ils sont alors une cible privilégiée de ces réseaux quasi mafieux de détachement.

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Photos : L’entreprise de travail temporaire Terra Fecundis propose une multitudes de services visant à « noyauter les salariés » : bourses scolaires pour les enfants restés au pays, transport des travailleurs…

Rôle de l’Etat : entre dénonciation et passivité

On peut alors se demander : que fait l’Etat ? On ne peut l’excuser de ne pas être au courant de cette situation. Déjà en 2013, trois députés [3] interpelaient l’Assemblée Nationale sur ce sujet des travailleurs law cost « nouveaux esclaves modernes ». Cette entreprise de détachement espagnole était clairement ciblée :

Elle «  fournit 2 300 salariés par an, dont 1 500 sont Équatoriens. Domiciliée en Espagne où elle n’a aucune activité réelle (configuration de la « coquille vide »), cette entreprise « importe » des Équatoriens qui viennent travailler en France. […] Les bénéficiaires de la prestation de services de cette entreprise « négrière », qui fait dormir ses salariés dans des hangars ou algeco où sont entassés des lits superposés, sont en principe en droit français tenues comme responsables conjointes et solidaires en cas de manquement aux obligations légales ; mais, en réalité, l’administration n’a aucune réelle capacité à juger de la véracité des documents fournis, et ce d’autant plus que, comme cela a déjà été souligné, le temps du contrôle n’est pas celui, beaucoup plus rapide, de la prestation de services. »

On peut se questionner sur l’inertie politique alors que le taux de chômage explose et que ces emplois détachés représentent un manque à gagner important pour les caisses de la sécurité sociale. La chercheuse Emannuelle Hellio[4] met en avant la tolérance de l’Europe et même sa participation à ce système en prônant le recours à des migrations temporaires. Elle explique le rôle des états et de ces dispositions juridiques qui permettent de créer volontairement des statuts différents, de segmenter le marché et faire pression sur les acquis sociaux. Ce qu’Antoine ne manque pas de souligner quand il évoque les liens étroits entre les directeurs de ces entreprises et les hautes sphères politiques.

 

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Photo : Travailleurs détachés, une réalité alarmante

Et pourtant l’emploi direct de travailleurs saisonniers compétents n’est pas une utopie. Depuis 2015, Antoine s’est lancée dans ce type de recrutement, qu’il s’agisse de travailleurs français ou étrangers, là n’est pas la question. Il évoque deux raisons : « déjà parce qu’il y a beaucoup d’exonérations dans l’agriculture et que c’est dommage de ne pas en profiter. Et puis parce que ça fait rentrer des sous dans les caisses de l’Etat ». En effet, les agriculteurs peuvent bénéficier d’une exonération quasi-totale des cotisations patronales pour l’embauche de saisonniers.

Alors que les interventions du gouvernement se multiplient pour affirmer que l’emploi d’un travailleur français au SMIC revient moins cher qu’un travailleur détaché, on peut se demander jusqu’à quand durera cette mascarade politique qui tolère un réel système d’exploitation, véritable affront aux droits du travail.

* Le prénom a été modifié par soucis de confidentialité

[1] Béatrice Mesini et Catherine Laurent, « Concurrence des marchés de main-d’oeuvre et dumping social dans l’agriculture », Économie rurale, 349-350 | septembre-novembre 2015, http://economierurale.revues.org/4766

[2] Béatrice Mésini, « Le détachement transnational dans l’agriculture européenne », Anthropology of food, S11 | 2015, URL : http://aof.revues.org/7892

[3] SAVARY G, GUITTET C, PIRON M, “Rapport d’information dépoé par la commission des affaires européennes sur la proposition de directive relative à l’exécution de la directive sur le détachement des travailleurs”, Assemblée Nationale, le 29 mai 2013, n° 1087

[4] HELLIO E, “Saisonnières à la carte : Flexibilité du travail et canalisation des flux migratoires dans la culture des fraises andalouses”, Cahier de l’Urmis, 1, 2013 URL : http//urmis.revues.org/1203

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