Migrer pour manger : témoignages de cueilleurs d’abricots espagnols.

Après un détour dans les méandres des gorges Drômoises et les paysages colorés par la lavande, me voilà arrivée dans un village perché des Baronnies. Le Sud-Est du département est réputé pour ses abricots, les Orangé de Provence, dont la récolte est plutôt prometteuse. « Ils t’attendent avec impatience ! Ils ont tellement hâte de te parler », me dit M. une éleveuse de la Confédération Paysanne qui m’a proposé de rencontrer des saisonniers espagnols.

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Photo : Paysage des Baronnies

A peine arrivée dans le village, l’ambiance de la saison se fait sentir : des saisonniers en camion à l’entrée, un groupe d’étudiants fêtant un anniversaire et des bribes de conversation en espagnol un peu plus haut. Il est 20h, après une bonne douche, les travailleurs agricoles profitent de leur temps de repos.

M. m’accueille chaleureusement. Autour d’un sirop, elle me raconte leur arrivée comme berger, puis leur installation en tant qu’éleveur de brebis dans ce petit village marqué par les rivalités de deux grandes familles. L’une d’entre elle est arboricultrice et la production de fruit : ça embauche ! M me raconte « Je n’avais jamais embauché personne mais un jour mon mari s’est fait opérer donc on a eu besoin d’un salarié. J’ai demandé conseils à cette famille pour faire le contrat, la fiche de paye et là je suis rentrée dans le monde des patrons : on me disait de me méfier, me donnait des conseils pour éviter les litiges… J’étais à des milliers de kilomètres de tout ça ».

Mais aujourd’hui c’est le monde des travailleurs que je rencontre. M. et son mari connaissent le chef d’équipe depuis qu’il est tout petit : « Ca fait des années qu’il vient la ramasser les abricots ! C’est marrant chaque agriculteur a son « type » de travailleurs : des vieux roots, des jeunes étudiants, des espagnols professionnels… Tu vas voir, ils sont bavards ! ».

De la crise espagnole aux vergers français : de la nécessité de migrer

Ça ne manque pas ! D. et son équipe m’accueille avec enthousiasme dans le logement qui est mis à disposition par leur patron. « Je suis arrivé en 1999, la première fois c’était avec mon père et une équipe de 4 ou 5 espagnols. On a passé un accord avec le patron : il nous finance le trajet aller/retour, le logement et il paye les heures au tarif français. Ça fait 16 ans que ça dure ! ». Ce groupe de 8 travailleurs (jeunes, vieux, hommes, femmes) travaille une quarantaine de jours pour le ramassage des abricots : « Ici on travaille le nombre d’heures qu’on veut, le patron nous oblige pas à travailler plus, c’est nous qui voulons travailler le maximum. Plus je fais d’heures ici plus je gagne. ». 9 heures par jour, 45 heures par semaine, l’équipe se dit satisfaite. « Ici tout se passe bien : le confort, le travail. On a le gaz, la douche, l’eau potable, frigos et congélateurs, et même une machine à laver ! ». Ils insistent sur le caractère « réglo » de tout cela : ils me montrent leurs contrats TESA[1] et me répètent qu’ils cotisent en France mais ne touchent pas les aides, sauf la retraite. Dans les champs, ils travaillent avec des étudiants du coin, des polonais installés ou d’autres espagnols. On sent un léger conflit entre les deux équipes andalouses : « Les espagnols d’à côté, ils gagnent bien leur vie et ils viennent pour se faire un surplus. Nous on vient en Europe pour avoir le minimum, pour survivre ! ».

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Photo : Guide destiné aux travailleurs en station fruitière, distribuée à l’arrivée des saisonniers.

Parce que la réalité est là : si D et ses camarades ont commencé à venir c’est bien par manque de travail en Espagne ! L’un d’eux travaillait dans les fraises à Huelva, mais il ne gagnait qu’une trentaine d’euros par jour. La construction n’embauche plus, la concurrence sur les salaires est rude alors la saison en France est l’unique solution : « y’a pas de travail en Espagne, c’est pas un choix, c’est une obligation de venir ! Si je ne viens pas ici je ne peux pas manger ». Ils ne rejoignent leur famille restée en Andalousie que 2 à 3 mois dans l’année : le reste du temps ils ramassent les olives en Espagne, les pommes en France ou tout ce qu’ils trouvent.

Histoire d’un racisme perpétuel : trouver le coupable !

Mais très vite le ton change : quand j’évoque les discours racistes qui existent en France (accusant les étrangers de profiter du système) à ma grande surprise : ils confirment ! « Ca existe en France, je le vois ! Les marocains qui travaillent que 3 ou 4 mois mais qui ont 5 enfants : ils touchent une fortune ! Ici il y a beaucoup de droits pour les étrangers : on paye tes factures tout ça … ». Quant à l’Espagne : pour eux le vrai problème c’est bien la concurrence des migrants qui leur « volent » leur travail…

Je constate tristement que la grande victoire du système capitaliste et libérale est bien d’avoir imposé cet individualisme quotidien. Chacun voit en l’autre un concurrent, une menace pour sa situation : tous victimes des modèles productivistes mais tous méfiants de son voisin.

Ils évoquent alors la concurrence des travailleurs étrangers qui viennent sans papiers, sans contrats, et qui sont payés moitié moins que les espagnols. « Forcément c’est dur de trouver du travail quand le patron peut avoir 4 marocains pour moins cher ». Un phénomène qui n’est pas prêt de disparaître au vu des estimations : l’Espagne devrait recruter plus de travailleurs marocains pour la prochaine saison. Sans parler de ceux qui résident en Espagne, « touchent le chômage et rentrent ensuite au Maroc. Ça c’est un grand problème ! ».

Finalement quel est le problème : des êtres humains qui se cherchent une place et de quoi vivre au quotidien ou bien un système de production basé sur la compétitivité, la baisse des couts et l’exploitation de l’Homme ?

[1] Titre d’Emploi Simplifié Agricole : il s’agit de la démarche mise en place par la Mutualité Sociale Agricole pour faciliter les déclarations d’embauche et fiches de paye.

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