La coopérative de travail : un nouveau maillon de la filière de recrutement des travailleurs migrants agricoles- Canelli, Piémont

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Migrations saisonnières et travail agricole en Italie: cap au Nord

2/3 Canelli:Vendanges macédoniennes

Canelli, Piémont : 780 hectares de vignes (plus de la moitié de la surface cultivée) conduites par environ 500 petites et moyennes propriétés. Les appellations de la région font partie des plus réputées d’Italie : Asti spumante, Moscato d’Asti, Barbera d’Asti, Barbera del Monferrato, Dolcetto d’Asti. Quelques propriétés appartiennent désormais à de grandes entreprises, notamment à de grands assureurs comme Generali qui achètent des terrains pour sécuriser leur fonds de garantie.

Actuellement, la majeure partie des travailleurs agricoles employés dans ces vignes sont d’origine macédonienne. Issus du nord est de la Macédoine, beaucoup d’entre eux travaillaient dans l’industrie, mais avaient également des terres qu’ils cultivaient en complément : riz, vignes et tabac. Le pionnier, le premier Macédonien est arrivé en 1986. La dépréciation et la dureté du travail agricole, l’urbanisation, l’évolution des structures familiales, ont peu à peu vidé les vignes italiennes des travailleurs saisonniers traditionnels : étudiants, retraités, Italiens du sud. Le bouche à oreille a creusé son sillon et aujourd’hui 10% de la population de Canelli est macédonienne.

IIFci comme souvent dans le travail agricole, l’embauche se fait par le passa parola, le bouche à oreille. Ceux qui résident sur le territoire de façon stable se sont déployés dans plusieurs secteurs, mais sont surtout employés dans les vignes, de façon plus permanente, et participent notamment aux travaux de taille, plantation, etc.

Les coopératives de travail

La particularité de cette zone tient à la prédominance des coopératives de travail comme intermédiaires de fourniture de main d’œuvre. Cela rejoint un phénomène en expansion depuis plusieurs années en Italie dans de nombreux secteurs, notamment celui de la logistique et des employés de maison. Il s’agit de l’utilisation d’une structure coopérative d’associés-salariés pour pratiquer l’intermédiation de main-d’œuvre, un temps très encadrée, mais forte

ment assouplie depuis 2003.

Outre les avantages fiscaux des coopératives, chacune élabore un règlement interne régissant  l’organisation du travail des salariés-associés. Si le règlement ne doit pas en théorie établir des conditions moins favorables que les lois et les conventions nationales, il semblerait, selon des membres de la CGIL – un syndicat national de travailleurs – que de nombreuses coopératives y dérogent nonobstant : salaires différés, horaires de travail atypiques, utilisation de conventions collectives non adaptées au secteur mais moins favorables.
Les travailleurs migrants y sont légion, leur précarité ainsi que la méconnaissance des droits et de la langue constituant des facteurs facilitant le détournement de l’objet coopératif.

Outil d’autogestion qui aurait pu permettre d’étouffer le phénomène de caporalato en remettant dans les mains des travailleurs l’embauche et les relations de travail, la coopérative de travail prend aujourd’hui le chemin inverse: nombre de ces coopératives ne sont que des coquilles vides créées aux fins de facturer au plus bas un travail salarié,  et ne résultent de toute façon jamais d’initiatives collectives, mais de la volonté d’un entrepreneur.

Coexistent à Canelli une quinzaine de coopératives de ce type, presque toutes (sauf une) gérées par des Macédoniens, dont trois sont connues et stables. Les autres, plus  dissimulées, ouvrent et ferment d’une année sur l’autre. L’agriculteur n’est plus l’employeur, mais client de la coopérative à qui il fait appel en fonction de ses besoins: celle-ci lui fournit un service facturé, et s’occupe de tout. En théorie, pour échapper au marchandage illicite de main d’oeuvre, les coopératives doivent fournir tous les moyens de production et également  être présentes sur le terrain pour  exercer  effectivement leur responsabilité  d’employeur…exigences  difficilement applicables quand une coopérative  de 120 travailleurs associés  fournit plus de  30 clients différents, avec parfois un seul travailleur sur place.

Pusabren, La plus ancienne  et la seule à gestion totalement italienne fonctionne surtout avec de grandes caves, qui possèdent des terrains qu’elles chargent annuellement la coopérative de cultiver. Les deux autres ayant pignon sur rue, Lavorare insieme et Evergreen, travaillent surtout avec de petits exploitants de la zone, à qui elles fournissent au besoin leur service.

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Organisation des équipes d’une coopérative de travailleurs de Canelli

Pour cela, elles ont des salariés à l’année (presque tous en CDD toutefois) et d’autres qu’elles font venir expressément pour la haute saison, pour la vendange notamment.  Les résidents sont salariés associés de la coopérative. Les autres, arrivent sur demande, après avoir signé un contrat saisonnier, avec un nombre d’heures indicatif (pas d’engagement sur le nombre d’heure de la part des coopératives)et sont logés soit chez des proches, soit dans les logements mis à disposition par la coopérative (loyer de 100€ par mois chez Lavorare insieme). Les voitures, le matériel, et même les vêtements sérigraphiés peuvent être fournis, afin de parfaire la communication, la visibilité de l’entreprise. Des chefs d’équipes tous les soirs se réunissent et organisent le travail, avec le nombre de travailleur par équipe et par client.

Les réservistes de la vendange

Ces trois dernières années la saison des  vendanges  a vu s’installer sur un parking central de Canelli, Piazza Europa, un nombre grandissant de migrants en recherche d’emploi : bulgares, roumains et macédoniens. bulgares-macédoniens aussi (la Bulgarie  reconnaissant la citoyenneté bulgare aux macédoniens qui font la preuve de leurs racines bulgares, nombreux sont ceux qui en font la demande, pouvant ainsi bénéficier des avantages d’un passeport UE et venir travailler en Italie sans passer par les flussi, un système de quota, qui permet d’obtenir un visa de travail saisonnier moyennant la signature d’un contrat de travail préalable).
Ceux-ci n’ont pas été appelés, à notre connaissance, par les coopératives visibles, et n’ont pas de contacts sur place, maillon fondamental du parcours migratoire. Arrivés là par bouche à oreille, ils attendent tous les matins à 6h que des coopératives  viennent faire leur marché : marchandage, baisse des salaires, travail au noir…

Marko, un bulgare de 55 ans raconte: Cela fait 9 ans qu’il vient participer aux travaux saisonniers en Italie: vendange dans le Piémont, puis récolte des châtaignes à Bari en octobre. Il est venu avec son fils cette année, par la ligne d’autobus qui va de Sofia  jusqu’en Espagne en passant par Milan. Avant cela, il récoltait les pommes de terre en Crête, mais aux 35€ euros qu’il y gagnait par jour il a préféré les 50-60€ qu’il peut gagner pendant la vendange piémontaise, malgré la plus grande distance à parcourir.  Ici qu’il travaille avec ou sans contrat, la majeure partie des journées de travail sont payées au noir. Cette année, il espérait travailler dès le mois de juin, pour les travaux de taille et de traitement, mais après dix jours de recherches infructueuses, il pense tenter sa chance ailleurs et accuse de discrimination les coopératives macédoniennes, qui privilégient leurs compatriotes.

Encore trop peu de témoignages permettent d’évaluer l’importance de ces pratiques. Les coopératives stables s’en plaignent, car là ou elles facturent environ 12€ l’heure de travail (le salarié  en reçoit la moitié) à l’agriculteur, d’autres bradent à 7€.

Délocalisation

Le logement de ces travailleurs constitue toutefois un problème bien visible. Les associations parlent de 300 personnes en 2012, la mairie rapporte le chiffre recensé par la police de 90. La plupart de ces travailleurs dorment dans leur voiture et se lavent à la fontaine. Le seul logement d’urgence présent en ville, géré par la paroisse et des associations partenaires, dispose d’une quinzaine de places, et n’ouvrira cette année qu’à la vendange, faute de fonds suffisants.

Le maire, cette année s’est décidé à agir et a réuni coopératives, autorités et associations  pour annoncer son projet de déplacer le marché des travailleurs vers une zone industrielle proche, en y installant deux douches et un WC.

La province refuse toute autre forme d’assistance et de soutien, au motif de ne pas encourager un retour cyclique de ce phénomène. Le maire, lui, agissant au nom de l’ordre public, ne se serait pas caché, selon des participants, d’être avant tout préoccupé par l’image de la ville et le désagrément causé à ses concitoyens.

De toute évidence, le fait d’excentrer les travailleurs vers des zones non habitées, loin des yeux, ne peut que conduire à laisser plus de latitude aux coopératives invisibles, et donc aux pratiques abusives, au caporalato, à la détresse des travailleurs, au dumping social.

Des contrôles ciblés

La mairie a également enjoint  les coopératives à faire preuve de transparence, en promettant d’intensifier les contrôles fiscaux et policiers. Cependant, les motivations de la mairie restent ambiguës, puisqu’il semblerait que les contrôles seront concentrés sur le fameux parking central, mais laisseront en paix les coopératives qui iront se servir sur le lieu choisi en zone industrielle. Doit-on y voir le souhait de ne pas gêner les viticulteurs faisant appel aux coopératives low-cost ?

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Embauche matinal des travailleurs saisonniers sur la Piazza Europa, Canelli

Une entrevue précédente avec l’adjoint à l’agriculture de Canelli, lui-même viticulteur, avait pourtant été l’occasion d’évoquer la nécessité de lutter contre le travail non déclaré, en effectuant les contrôles partout et en informant les agriculteurs afin qu’ils contrôlent les contrats des travailleurs envoyés par les coopératives dans leur propres exploitation.

Par ailleurs, la Mairie s’est également engagée à verser à tout cultivateur embauchant pendant au mois 15 jours un résident en difficulté, pioché sur une liste établie par les services sociaux, une somme de 100 €, afin de favoriser l’embauche d’une main d’œuvre   locale.

Ce qui fait encore des Macédoniens de très bonnes affaires pour les entreprises viticoles de Canelli… . et pour les coopératives qui les emploient, ajoutant  ainsi  à la grande famille des intermédiaires du secteur agroalimentaire-en avait-il besoin-, un énième  chaînon, rognant inévitablement sur les épinards du travail agricole, le beurre ayant depuis longtemps déjà rejoint les rayons de la grande distribution.

Sources
Echanges avec les responsables des coopératives Pussabren et Lavorare Insieme
Entrevue avec l’adjoint à l’agriculture de Canelli
Interviews de travailleurs bulgares et macédoniens rencontrés à Canelli
Echanges avec des membres d’associations paroissiales de Canelli
Echanges avec des viticulteurs de la zone de Canelli
Echanges avec un salarié du syndicat CGIL FLAI de Canelli
Données INEA 2012
Données  Caritas 2012

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