(Français) Trafics de main-d’œuvre couverts par l’Etat dans le Midi

Par Patrick Herman, juin 2005

Révélations d’un rapport officiel sur l’agriculture dans le Midi

Au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, le gouvernement français a, le 12 mai 2005 , renforcé les dispositions répressives contre… les immigrés et non contre ceux qui les utilisent. Ainsi, il crée un Office central de lutte contre le travail clandestin, rattaché au ministère de l’intérieur. Pourtant, comme le montre un rapport officiel maintenu sous le boisseau, l’Etat lui-même couvre les filières illégales.

Deux inspecteurs du travail tués dans une ferme de Dordogne en septembre 2004, sans que cela émeuve outre mesure le gouvernement, plusieurs dizaines de plaintes déposées devant les prud’hommes par des ouvriers agricoles étrangers qui travaillent dans des conditions proches du servage… : certaines exploitations agricoles, notamment dans le sud de la France, ont pris en main depuis longtemps la filière d’entrée des travailleurs saisonniers étrangers. Utilisant ces derniers pour remplacer les ouvriers permanents, elles multiplient fraudes et délits sans grande réaction des pouvoirs publics, peu pressés de donner aux inspecteurs du travail les moyens de remplir leur mission. Le département des Bouches-du-Rhône est bien connu pour ces pratiques.

Les violations des droits humains et du droit tout court y sont si flagrantes que, en août 2001, le ministère de l’agriculture et celui de l’emploi et des affaires sociales diligentent une enquête. Trois mois plus tard, un rapport officiel contresigné par M. Guy Clary, inspecteur général des affaires sociales, et M. Yves Van Haecke, inspecteur général de l’agriculture (1), se révèle accablant pour une partie de la profession agricole comme pour les autorités de l’Etat. Aussitôt remis aux ministres concernés, le texte a été classé secret. Il est resté confidentiel jusqu’à ce jour.

Pourtant, la lettre de mission alors adressée aux deux inspecteurs donnait déjà l’alerte, prenant acte d’une « dérive très importante des autorisations provisoires de travail délivrées à ces saisonniers étrangers » et de l’existence « d’une filière permettant l’emploi (…) d’étrangers en situation irrégulière ». Elle leur demandait par ailleurs de réfléchir aux « dispositions à prendre pour que les contrôles (…) sur le respect de la réglementation du travail par les employeurs (…) et sur la rémunération des personnels soient pleinement efficients ». Dans ce département, qui « s’est toujours singularisé », selon les termes mêmes de la lettre, le droit du travail n’existe souvent que sur le papier, et les saisonniers étrangers (marocains pour la plupart) sont introduits en grand nombre pour être surexploités dans certains domaines agricoles.

En principe, le recours aux immigrés saisonniers, pour faire face à des périodes d’intense activité comme les cueillettes de fruits et de légumes ou la taille et l’éclaircissage des fruits, se fait sous contrôle de l’Office des migrations internationales (OMI). Celui-ci n’accepte les contrats – d’une durée de quatre à six mois – qu’après vérification auprès de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) du département qu’il n’y a pas de main-d’œuvre locale disponible pour ce type de travail, et après accord de la direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP). Dans les faits, ces verrous ont sauté, les grandes exploitations agricoles préférant une main-d’œuvre précaire et docile, venant de l’étranger pour quelques mois, à des salariés vivant sur le sol français et mieux à même de se défendre contre les injustices dont ils sont victimes (2). D’où l’explosion du nombre de ces « contrats OMI » dans certains départements.

Du reste, dans la première partie de leur rapport, MM. Clary et Van Haecke soulignent « la singularité de l’agriculture des Bouches-du-Rhône dans le recours aux saisonniers étrangers », le département représentant à lui seul 60 % de ces contrats (hors vendanges). Ils parlent même d’un « dérapage incontrôlé » en 2001 avec l’arrivée de 4 309 personnes à la fin du mois de juillet (soit une progression de 61,2 % par rapport à l’année précédente). A comparer avec ce qui se passe dans les départements voisins, le Gard et le Vaucluse : un peu plus de 200 entrées. Comment expliquer cet énorme décalage ?

Certainement pas par le mode de culture, puisque, comme l’écrivent les auteurs, « l’agriculture des Bouches-du-Rhône ne se distingue de celle des régions voisines ni par l’ampleur des productions qui requièrent de la main-d’œuvre salariée, notamment saisonnière, ni par les tendances, qui restent dans les moyennes nationales et régionales ». En réalité, au lieu de recourir à ce type de contrats pour faire face à des pointes de production, les grands domaines en font un mode de gestion du personnel : ils associent la masse de ces précaires aux quelques permanents encore en place, tandis que des sociétés prestataires de services et des clandestins assurent une flexibilité maximale.

« L’arrêté des Bouches-du-Rhône, écrivent les rapporteurs, tend à transformer un système de dérogations exceptionnelles en faculté générale, en contradiction avec le cadre réglementaire. » D’autant qu’« aucune initiative n’a été prise pour (…) mettre en place une doctrine d’instruction des demandes inhabituelles ou exorbitantes et pour tenter de conserver (…) la maîtrise de la situation ». On appréciera le mot « tenter »… Quant au contrôle de l’autorité compétente, elle se caractérise par « un certain flou : aucune des réunions tenues sur l’initiative de la préfecture ne donne lieu à un relevé de décisions », alors que « les réunions de pilotage tendent à s’espacer ». De plus, l’obligation de déposer auprès de l’ANPE une offre d’emploi préalable à tout contrat OMI fait l’objet d’un « respect purement formel ».

Les inspecteurs du travail sans moyens

Selon le rapport, ce recours à l’immigration saisonnière constitue « un point extrêmement sensible pour les agriculteurs et (…) un enjeu décisif pour les organisations professionnelles » (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles [FDSEA] en tête), qui ne se privent pas de le faire savoir à leur « interlocuteur naturel », le secrétaire général adjoint de la préfecture. Ce dernier « peut recevoir directement des exploitants importants » auxquels il prêtera, on s’en doute, une oreille attentive. Le scénario se répète chaque année : réunions à la préfecture en décembre ; la FDSEA fait monter la pression en janvier et février – parfois, pneus, palettes et balles de paille brûlent comme en avril 2002 –, puis tout rentre dans l’ordre patronal jusqu’à l’année suivante, le message ayant été bien reçu.

MM. Clary et Van Haecke dressent un tableau sans équivoque des raisons pour lesquelles les salariés sous contrat OMI sont tant appréciés dans les Bouches-du-Rhône : endurants aux travaux les plus pénibles, ces travailleurs apportent à l’employeur « la sécurité, la disponibilité et la docilité ». En clair, une main-d’œuvre captive, disponible en permanence, et à qui sa situation interdit de protester contre les conditions de travail et, souvent, de logement qui lui sont réservées. Les rapporteurs soulignent même que « le nombre des heures supplémentaires déclarées à la mutualité sociale agricole (MSA) (…) et le montant payé aux salariés ne correspondent ni aux durées effectives de travail ni aux salaires réellement dus ». Au racket pour les nouveaux arrivants, qui paient le plus souvent leur premier contrat entre 5 000 et 10 000 euros – somme généralement répartie entre l’employeur et le chef d’équipe-recruteur – succède donc le vol érigé en coutume locale. Par ailleurs, « certaines dispositions conventionnelles, en l’occurrence celle sur la prime d’ancienneté, ne sont pas appliquées ».

Ce salarié qui tient à garder l’anonymat en sait quelque chose : après avoir travaillé pendant vingt-trois ans chez le même employeur près d’Aix-en-Provence, à raison de huit mois par an, il vient d’être jeté à la rue, un nouveau patron ayant racheté le domaine. En 2004, il a effectué 1 750 heures de travail avec des pointes de 230 heures par mois, « payées 5 euros, les derniers mois », ajoute-t-il. La liste est longue des infractions à la législation du travail : durée du travail quotidien ou hebdomadaire, heures supplémentaires payées au tarif ordinaire ou pas payées, non-respect des temps de repos, salaire indépendant de la qualification, normes d’hygiène et de protection dans le travail non respectées, paiement partiel du salaire à chaque fin de mois et versement du solde à la fin du contrat (sans les intérêts, bien sûr…).

Cette quasi-impunité a une raison bien simple : « le soutien marqué des élus des zones agricoles, toutes tendances confondues. » Députés, conseillers généraux et maires se retrouvent ainsi régulièrement pour défendre un statu quo où abondent pourtant « les pratiques irrégulières » qu’énumère le rapport : remboursement parfaitement illégal par les salariés de la redevance forfaitaire que les employeurs paient à l’OMI (320 euros pour un contrat de 4 à 6 mois, 450 euros de 6 à 8 mois, selon les données 2003), exonérations abusives des cotisations patronales dues à la MSA…

C’est bien la loi des employeurs – et non celle de l’Etat – qui s’applique. Les inspecteurs eux-mêmes reconnaissent qu’il est « urgent de faire prévaloir la raison et une plus juste application des règles de droit (…), ce qui oblige évidemment l’administration à vérifier que les exploitants concernés respectent leurs obligations les plus élémentaires ». Evidemment… Mais, s’empressent-ils de préciser, le risque « d’une confrontation permanente entre les représentants de l’Etat dans le département et la profession agricole appuyée par les forces politiques » existe.

Les auteurs du rapport ont beau préconiser de « développer le contrôle sur pièces et certains contrôles sur place » et de « conforter la situation de l’Inspection du travail, de l’emploi et de la politique sociale agricole (Itepsa) », ils constatent que « l’effectif d’inspecteurs et de contrôleurs (…) se révèle insuffisant », tandis que « l’insuffisance du nombre de véhicules et la vétusté de l’un d’entre eux également patente et anormale ». Et d’ajouter en forme de conclusion : « Une réponse plus rapide du ministère de l’agriculture à la demande de protection judiciaire, formulée depuis près d’un an par l’un des inspecteurs de l’Itepsa, aurait plus sûrement témoigné du soutien apporté par le ministère à l’action de contrôle de ses services et à ceux des agents attaqués à l’occasion de son exercice. »

C’était en novembre 2001. Le 2 septembre 2004, deux inspecteurs du travail, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, étaient abattus par un agriculteur. Il suffit de rencontrer un de leurs collègues, fonctionnaires au service de l’Etat, pour que surgissent dans la conversation les mots « abandon » et « isolement ». Ceux qui se gargarisent de la « lutte contre l’insécurité » ont décidément l’indignation bien sélective : la sécurité des travailleurs étrangers sans lesquels il n’y aurait pas de fruits et légumes produits et de ceux qui sont chargés de faire respecter le droit ne les intéresse pas. Et cet abandon permet à la violence sociale contre les plus vulnérables de s’installer et de se pérenniser. Depuis 2001, rien n’a véritablement changé sous le soleil des Bouches-du-Rhône : un peu plus de 4 000 contrats OMI étaient présents en 2003, dans des conditions de rémunération et de travail inacceptables pour des travailleurs « ordinaires » – quasiment autant qu’en 2001.

Toutefois, les ouvriers agricoles étrangers, permanents et saisonniers, sont de plus en plus nombreux à s’élever contre les discriminations dont ils sont l’objet et à défendre leurs droits en justice. Comme, par exemple, la reconnaissance de l’ancienneté, quand les contrats sont renouvelés chaque année. Le 20 décembre 2004, la section agriculture des prud’hommes d’Arles a ainsi reconnu le bien-fondé de la demande d’un salarié. Elle s’appuie sur l’article 36 de la convention collective des exploitants agricoles des Bouches-du-Rhône (3), qui stipule clairement : « Une prime d’ancienneté sera attribuée aux salariés sous contrat à durée indéterminée ou déterminée totalisant trois ans de présence effective sur l’exploitation. » Beaucoup d’employeurs confondaient « présence effective » et « présence continue ». En rappelant la distinction, les prud’hommes d’Arles, suivant une décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence (4), remettent à l’ordre du jour l’égalité de traitement entre salariés.

Le licenciement abusif est également à l’origine de nombreux conflits. Très souvent, dès qu’un salarié ose réclamer le paiement des heures supplémentaires (difficiles à prouver car non mentionnées sur le bulletin de salaire), il se fait licencier. Un avertissement pour ses collègues de travail. Dans la commune de Berre-l’Etang, le cas est différent, mais tout aussi édifiant. Chez ce gros producteur de tomates sous serres en verre, ce sont dix-neuf salariés permanents qui ont été licenciés pour « faute grave », en réalité pour avoir refusé un paiement à la tâche. Désormais, ils sont sur liste noire et ne retrouvent pas de travail, même auprès des employeurs qui demandent l’introduction de contrats OMI pour… manque de main-d’œuvre locale !

Plus surprenante encore est l’attitude de certaines institutions. « Après vérification, vous ne paraissez pas remplir les conditions requises pour bénéficier des prestations de l’assurance-maladie », écrit la Caisse de la mutualité sociale des Bouches-du-Rhône à des salariés OMI malades ou accidentés, qui demandent le maintien de leurs droits après la fin de leur contrat. Plus de contrat, plus de titre de séjour, plus de prestations… Cette interprétation est dénoncée par le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti). Le 29 juin prochain, un référé introduit devant le tribunal des affaires de sécurité sociale par deux saisonniers OMI devrait statuer sur cette pratique douteuse.

Discrimination d’un côté, impunité de l’autre. Pour certains, il y a là un modèle à suivre. Le 15 janvier 2004, le rapport de M. Michel de Virville présentait au ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité une série de cinquante propositions allant dans ce sens et intitulée « Pour un code du travail plus efficace » (sic). Une tentative pour garantir la sécurité, non des travailleurs, mais… des employeurs, comme l’écrit Antoine Lyon-Caen (5), professeur de droit social à l’université Paris-X.

Cette impunité vient d’être – légèrement – écornée par un jugement du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence, devant lequel comparaissaient, le 2 février, trois exploitants agricoles pour – entre autres motifs – travail dissimulé suite à une absence de déclaration préalable d’embauche. A l’un des employeurs qui déclarait : « Nous ne sommes pas des délinquants notoires, mais juste des techniciens de la tomate », le procureur devait rétorquer : « Les exploitants profitent de travailleurs peu avertis de leurs droits. » Pour légères qu’elles soient, les amendes infligées à deux d’entre eux sont un premier signal envoyé aux nouveaux seigneurs de la terre.

Patrick Herman

Journaliste, auteur de Les nouveaux esclaves du capitalisme, Au diable Vauvert, Vauvert, 2008, La Roue ou la noria des saisonniers agricoles, Khiasma Sud, coll. « Limitrophe », Marseille, 2007 (avec Yohanne Lamoulère), et Numéro d’écrou 20 671 U, L’Atalante, Nantes, 2003 (avec José Bové).

Source: Le Monde Diplomatique

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(1) Enquête sur l’emploi des saisonniers agricoles étrangers dans les Bouches-du-Rhône, rapport n° 2001 118, novembre 2001.

(2) Lire «  Fruits et légumes au goût amer  », Le Monde diplomatique, avril 2003.

(3) Convention du 12 février 1986, étendue par arrêté ministériel du 16 mai 1986.

(4) Décision du 27 mai 2003.

(5) Antoine Lyon-Caen, Hélène Masse-Dessen, «  Droit du travail : la sécurité change de camp  », Le Monde, 13 février 2004.

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