Trafic de thaïlandais au service de la colonisation israélienne

Les grèves massives de travailleurs palestiniens et les violences ayant eu lieu lors des deux Intifada1 ont paralysé l’économie israélienne, très dépendante de la main d’œuvre palestinienne, suite au verrouillage des frontières entre Israël et la Cisjordanie, par l’armée d’occupation. Le patronat des secteurs de la construction, l’agriculture et les soins aux personnes âgées – secteurs d’activité sous considérés et réputés gourmands en main d’œuvre peu chère et corvéable à merci – ont donc fait pression sur le gouvernement israélien pour obtenir l’autorisation d’importer des petites mains non juives… et ont gagné.

Parallèlement à la mise en place de politiques incitatives à l’emploi dans ces secteurs en direction des israéliens ; dans le secteur agricole, dès 1995, ce sont des milliers d’ouvriers thaïlandais qui ont été littéralement importés par Israël. Tous sont issus de familles paysannes du Nord du pays et ont quitté la Thaïlande car la riziculture traditionnelle ne tient pas la concurrence avec les exploitations industrielles…

Comment ça marche ?

Tous les ans, le Ministère de l’Intérieur Israélien délivre un certain nombre de permis de travail pour chaque secteur et chaque nationalité. Le nombre de permis est renégocié chaque année, entre les Ministères et les syndicats patronaux de chaque secteur. Les permis sont accordés aux employeurs et non aux travailleurs. Toutefois, les employeurs étant dans l’impossibilité de trouver eux-mêmes des candidats à l’immigration, ils délèguent cette mission à des agences de recrutement. Ce marché génère des millions d’euros de bénéfices puisqu’en moyenne, un migrant qui souhaite trouver un poste d’ouvrier agricole doit s’acquitter de 2200 €, avant même d’avoir commencé à travailler. La plupart d’entre eux ne disposant évidemment pas de cette somme, les agences de recrutements leur accorde généreusement des prêts à des taux d’intérêts qui augmentent de 3 à 5% par mois, et qu’ils doivent rembourser dans les deux ans. Par ailleurs, bien que ces agences soient tenues par la loi de leur ouvrir des comptes bancaires en Israël, elles versent souvent les salaires sur des comptes thaïlandais, prélevant toutes sortes de frais au passage. Les ouvriers n’ayant pas accès aux comptes en question, et ne recevant pas de fiches de paie, ils ignorent donc souvent combien ils sont payés et où ils en sont de leurs remboursements.

De plus, des milliers de migrants ayant passé ces étapes avec succès, arrivent en Israël pour se rendre compte que l’emploi promis n’existe pas. Ils sont donc non seulement endettés et dans l’impossibilité de rentrer chez eux, mais aussi illégaux. De plus, un visa de travail ne peut excéder 5 ans et les migrants sont tenus de quitter le territoire dans les 30 jours suivant la fin de leur contrat (ce qui est rarement possible pour des raisons matérielles), sous peine de se retrouver en situation irrégulière. Ces sans-papiers sont susceptibles d’être arrêtés, emprisonnés à durée indéterminée, et expulsés à tout moment. Les politiques israéliennes organisent d’ailleurs officiellement leur traque par des rafles policières, ou en publiant des avis de recherche type western. L’indignation des ONG a poussé le gouvernement à réduire l’usage de la force (dans les grandes villes seulement) et on peut maintenant trouver des lettres officielles encourageant les migrants à « se rendre » en échange d’une expulsion immédiate sans violence et à leur frais. La délation est d’ailleurs une nécessité inhérente à ce système, puisque le Ministère de l’intérieur refuse de délivrer de nouveaux permis de travail pour l’importation de migrants aux employeurs, si ces derniers ne prouvent pas que « leurs » précédents migrants ont quitté le territoire. Ils ont donc tout intérêt à en faire expulser un maximum pour pouvoir faire tourner leur commerce.

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D’autre part, l’enjeu de ces politiques est d’éviter l’installation définitive des migrants en Israël pour éviter d’aggraver la situation précaire de la « nation israélienne ». En effet, les palestiniens de 48², citoyens d’Israël, musulmans, chrétiens et druzes seront bientôt majoritaires dans un Etat créé exclusivement pour être la Patrie des Juifs, par et pour les juifs. Il n’est donc pas question que des migrants de tous horizons aggravent la situation identitaire et politique, déjà assez complexe.

Salaires et conditions de travail

En Israël, le secteur agricole est connu pour être le plus opaque et inhumain, puisqu’intrinsèquement le moins médiatisé de tous, dans la mesure où les ouvriers migrants vivent isolés des villes, et pour ceux qui sont dans les colonies, de l’Etat lui-même. Ils travaillent donc dans des conditions proches de l’esclavage, malgré leurs contrats de travail. Le salaire mensuel minimum légal d’un ouvrier agricole thaïlandais est de 980 € en Israël, 810 € dans les colonies des territoires occupés et de 4,20 € par heure supplémentaire. C’est environ 30% moins élevé que le salaire minimum légal accordé aux israéliens, et deux fois plus que le salaire minimum légal des palestiniens. Mais pour les migrants et les palestiniens, la légalité n’est pas la règle, a fortiori dans les colonies, qui jouissent tacitement d’une totale liberté d’organisation, et échappent au contrôle de toutes les administrations en présence. En réalité, les migrants thaïlandais travaillent 8 à 18 heures par jour, avec un jour de congé par semaine en saisons creuses, leurs heures supplémentaires sont partiellement ou non payées. Ils manipulent toutes sortes de produits chimiques sans protection, même rudimentaires et vivent entassés dans des « logements » type bidonvilles, dans des caravanes implantées au milieu des serres, ou dans une partie des hangars de stockages d’intrants. Par ailleurs, les femmes, déjà minoritaires parmi leurs collègues mâles, sont souvent sollicitées par les colons exploitants pour faire office de femmes de ménage ou de « masseuses » ….

Réclamer ses droits

Tout le système est organisé de manière à dissuader les migrants de réclamer leurs droits. La plupart du temps, les employeurs retiennent leur passeport et les maintiennent isolés de toute administration civile3. Sans compter que rare sont ceux qui parlent hébreux ou anglais et qui connaissent leurs droits. De plus, ils prennent le risque de se retrouver en situation irrégulière. En effet, s’ils sont licenciés ou démissionnent ils deviennent automatiquement clandestins. Même s’ils ont, en théorie, la possibilité de se tourner vers les agences de recrutement pour trouver un autre employeur qui détient un permis de travail agricole non pourvu pour un thaïlandais, celles-ci préfèrent importer de nouveaux ouvriers, et ainsi toucher de nouvelles commissions. Quant aux femmes, elles deviendront automatiquement clandestines si elles tombent enceinte, avec toutes les conséquences que cela implique en termes d’accès aux soins et de statut administratif des enfants….

Aujourd’hui, ils sont 24 600 ouvriers thaïlandais à travailler dans le secteur agricole en Israël et dans les colonies implantées dans les territoires occupés de Cisjordanie (toutes illégales selon le droit international). L’absence d’organisation et de syndicalisation de ces travailleurs a fait émerger une ONG israélienne, Kav Laoved4, qui défend leur droit, remettant profondément en cause – consciemment ou non – les politiques ségrégationnistes de son gouvernement. Elle recueille les plaintes des migrants et les accompagne dans le labyrinthe des procédures administratives et juridiques, fournissant aussi un hébergement provisoire dans les situations d’urgence. En ce moment, une centaine d’ouvriers du bâtiment chinois campent dans leurs bureaux…. Leur lobbying en direction du gouvernement israélien, ainsi que les nombreuses plaintes déposées auprès des Etats de l’OCDE5 – qui poursuivent leur commerce florissant, immoral et illégal avec Israël – ont poussé l’Etat à agir.

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Entre 2009 et 2012, la Haute Cour de Justice israélienne a sanctionné plusieurs centaines d’agences de recrutements, a doublé la période accordée aux travailleurs pour quitter le pays à la fin de leur contrat, et le gouvernement s’est engagé à encadrer le système des commissions… De plus, Israël a conclu des accords bilatéraux avec le gouvernement thaïlandais, sous l’égide de l’Organisation Internationale des Migrations6 et les premiers migrants thaïlandais embauchés sans l’intermédiaire d’agences de recrutement sont arrivés fin 2012.

Mais peut-on décemment parler de victoire ?

Les principes d’importation de main d’œuvre étrangère temporaire dans des conditions de travail et de vie indignes – autrement dit, l’institutionnalisation de l’esclavage moderne et de la traite des êtres humains – ne sont réellement remis en cause par personne au sein de la société israélienne. Malgré l’émergence de mouvements sociaux demandant l’arrêt des coupes budgétaires drastiques opérées dans les services sociaux, en Israël, la question des non-juifs reste reléguée au second plan. De plus, la crise économique et le revirement à droite de l’opinion israélienne dirige le discours xénophobe de l’extrême droite (notamment du parti politique des associations de colons) contre ces populations, jusque-là épargnées – la haine ordinaire n’étant dirigée que contre les palestiniens.

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Quant aux palestiniens, ils sont victimes du succès de la politique d’Israël qui visait, entre autres, à étouffer économiquement les palestiniens de 48 et des territoires occupés. En Cisjordanie, le travail dans les colonies, si scandaleux et aliénant qu’il soit, était la seule source de revenu pour de nombreux paysans palestiniens privés de leurs terres et de leur eau. S’ils sont encore nombreux à travailler dans les colonies (malgré le fait que l’Autorité Palestinienne considère la collaboration économique avec les colonies comme illégales), leurs conditions de travail et de vie sont de loin bien pires que celles des migrants. Ceux qui ont été remplacés n’ont pas d’autre choix que de quitter leurs terres qui tombent alors entre les mains des colons. Conclusion, le trafic d’êtres humain organisé par Israël et consenti par les Etats d’origine, est non seulement insoutenable en soi, mais nourris le cercle vicieux de la colonisation de la Palestine. Le maintien de l’agriculture paysanne partout dans le monde n’est donc pas seulement une barrière aux politiques néo-libérales esclavagistes, mais aussi à l’impérialisme colonial meurtrier qui n’a que trop duré…

Notes :

1Intifada : « soulèvement » en arabe. Désigne les deux principaux soulèvements populaires massifs en Palestine. La première Intifada, pacifique et massive, a eu lieu entre 1987 et 1994. La seconde, plus violente s’est déroulée entre 2000 et 2005.
²Les palestiniens de 48 : Ceux qui sont restés et ont accepté la citoyenneté de seconde zone israélienne à la naissance de l’Etat d’Israël en 1948. Les terres de l’actuel Etat d’Israël sont souvent désignées par les pays qui n’ont pas reconnus cet Etat comme « territoires de 48 » car elles ne sont qu’une partie de la Palestine Historique.
3Administration civile : Depuis 1993, la Cisjordanie est divisée en trois zones administratives qui déterminent les conditions d’administration du territoire et des populations. La Zone C, om sont implantées la majorité des colonies, est sous contrôle total de « l’administration civile », qui n’a de civile que le nom puisque c’est un corps de l’armée israélienne.
4Kav Laoved : « Hotline des migrants » en Hébreux moderne. C’est une organisation israélienne dédiée aux travailleurs migrants. Elle fait office d’ONG de défense des droits de l’homme, de syndicat et souvent même d’association humanitaire. C’est la seule organisation du genre en Israël.
5OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques. Institution européenne.
6L’organisation internationale pour les migrations (OIM) : Organisation européenne dédié aux questions migratoires, indépendantes des organisations de l’ONU.

Sources :
– Kav Laoved
– Palestinian farmers’ union
– Palestinian General Federation of Trade Unions
– Interview d’une ouvrière agricole thaïlandaise dans la Vallée du Jourdain
– FIDH : Migrants Workers in Israel – A contemporary form of slavery. Juin 2003.

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