“Si tu n’es pas content, rentre chez toi !”


 

Résumé :

Les témoignages de quelques anciens employés des abattoirs font état de nombreuses atteintes aux droits, de cadences intenables, de menaces… Devant le problème qui touche particulièrement la région de Basse-Saxe une cellule mobile de conseil et d’accès aux droits a été montée dans le cadre du programme Faire Mobilität. De plus en plus de travailleurs exploités y ont recours. L’une des conseillères témoigne des situations observées ainsi que de l’aspect mafieux des entreprises de sous-traitance. Pour elle l’imposition d’un salaire minimum ne présenterai un début de solution que si des contrôles étaient menés, sur les lieux de travail mais aussi de vie. D’après elle l’exploitation des travailleurs migrants en Basse-Saxe ne suscite que peu l’intérêt de l’opinion publique, plus préoccupé par les conditions d’élevage et d’abattage des animaux. 


 

L’Allemagne, leader européen du secteur agroalimentaire, est de plus en plus critiquée pour le prix social et environnemental de sa réussite économique. Seulement deux semaines après mon arrivée en Basse-Saxe,  j’ai déjà pu constater les effets dévastateurs de son fonctionnement. Depuis des années, des milliers de travailleurs détachés subissent les abus de sous-traitants sans scrupules. Grâce à ces « contrats de prestations», des grands groupes comme Tönnies, Danish Crown, Heidemark, Vion « louent » des travailleurs contractuels. Ces contrats de prestations permettent de contourner le droit du travail allemand et de diminuer drastiquement les salaires. Au-delà du préjudice subi par les salariés, ceci crée un réel problème de concurrence déloyale. La plupart de ces travailleurs contractuels proviennent d’Europe de l’Est (Roumanie, Pologne, Bulgarie) et subissent des pressions quotidiennes. Ils sont prêts à accepter des conditions de vie et de travail proches de l’esclavage, de peur de perdre leur emploi et de devoir retourner chez eux sans argent.

Quelques récits d’esclavage moderne…

Appelons la Silvia. Ce n’est pas son vrai prénom car cette ancienne employée moldave d’un abattoir de la région d’ Oldenburg préfère rester anonyme. Elle ne travaille plus depuis quelques années mais a quand même peur de révéler les noms de ses anciens employeurs de peur qu’on la reconnaisse : “On commençait le travail à 4h du matin et on finissait normalement à 16h mais il arrivait souvent qu’on reste jusqu’à 17h ou 19h à cause d’un quelconque problème avec le matériel. On n’était jamais renvoyé chez nous et nous devions toujours attendre la fin des réparations pour que nous puissions rattraper le temps perdu.  Je partais de chez moi de nuit et rentrais de nuit, je ne voyais pas le jour de la journée, je travaillais 6 jours par semaine, je faisais tout mécaniquement, c’était vraiment…comment puis-je décrire cela…c’était tout simplement de l’esclavage…”

Ces travaux pénibles et répétitifs ont des effets dévastateurs sur la santé de ces travailleurs. Effectuées à un rythme soutenu et de façon répétitive, les manutentions manuelles sollicitent à l’excès les articulations et les muscles. A cause du temps de travail excessif et du matériel défaillant, la santé de Marta s’est peu à peu dégradée, jusqu’au jour où elle ne fut plus capable de travailler : “Le matériel était tellement défectueux que la quasi-totalité des produits nous revenait. Nous devions donc effectuer le double de travail par jour, nous portions des charges de viande très lourdes et à un rythme très soutenu ! Nous devions parfois porter des charges de 20 kilos, parfois plus. Je faisais les choses automatiquement, rapidement, tu ne ressens pas la douleur sur le coup, les douleurs arrivent plus tard (…) C’est ainsi que je suis tombée malade (…) Pendant deux ans, j’ai été alitée, je ne pouvais quasiment plus bouger. Chez moi, en Moldavie, je n’avais jamais effectué un travail aussi physique, c’était nouveau pour moi et je n’y étais pas préparée (…) Si les machines avaient fonctionné normalement et que j’avais pu travailler à un rythme normal, cela se serait sûrement mieux passé…”

Une autre employée d’un grand abattoir allemand nous a confié qu’elle n’avait pas pu se rendre chez le médecin alors qu’elle souffrait à la cheville suite à une mauvaise chute: “Je suis tombée des escaliers et me suis tordue la cheville, j’ai demandé à mon chef d’équipe si je pouvais aller voir un médecin. Comme unique réponse, on est venu m’apporter une chaise pour que je continue à travailler…Cela a duré des heures…Si je n’étais pas d’accord, je pouvais rentrer chez moi mais sans aucune possibilité de revenir bien sûr.” Elle relate également la pression effectuée par l’entreprise.  La plupart avait très peur de perdre leur travail, d’être renvoyé chez eux, ce qui rend cette main d’œuvre très docile : “Dès que l’on posait des questions sur le temps de travail c’était synonyme de problèmes. Par exemple, nous ne pouvions jamais connaître notre emploi du temps à l’avance. Je ne savais que la veille si je travaillais le lendemain ou pas. Tous les soirs nous allions voir si notre nom était inscrit sur le tableau. Si quelqu’un avait le malheur de protester ou de faire un commentaire, tu pouvais être sur que le lendemain ton nom n’était plus inscrit sur le tableau et que tu pouvais rester chez toi. Ils peuvent faire quasiment tout ce qu’ils veulent car la plupart des employés ont peur de perdre leur travail.”

Les employés qui sont embauchés par les sous-traitants des abattoirs travaillent beaucoup plus que leurs collègues directement recrutés par l’entreprise. Ils sont rarement payés pour toutes les heures travaillées et se voient prélevés diverses sommes sur leurs salaires (commission, transport, logement…). Une autre employée d’un abattoir nous raconte : “En Lettonie, j’ai vu une annonce dans un journal pour aller travailler en Allemagne. J’ai dû payer 1000 euros à l’entreprise sous-traitante. Dans l’abattoir où j’ai été employée, je travaillais entre 12 et 14 heures par jour mais toutes les heures, surtout celles travaillées de nuit, ne m’étaient pas payées. Nous vivions à 15 dans un appartement initialement prévu pour 4 personnes, je devais payer 185 euros directement au sous-traitant pour ce logement. Des que j’ai perdu mon travail, j’ai du quitter immédiatement l’appartement…” Des contrôles ont lieux pour vérifier la conformité des logements mais les entreprises sont prévenues en avance, comme nous l’explique Audra Brinkhus du réseau Mida (réseau pour la dignité humaine au travail) regroupant 14 organisations régionales  allant du syndicat au groupe religieux : “Il y a des contrôles de la région mais les entreprises sont prévenues une semaine en avance ! Alors bien sûr qu’ils ne trouvent jamais rien ! Quand ils viennent ils sont 4 et dès leur départ, on retrouve 20 personnes dans l’appartement.”Les quelques travailleurs saisonniers agricoles rencontrés, bien que directement embauchés par une entreprise de maraîchage, n’ont pas une meilleure situation. Vasile (prénom fictif), travailleur saisonnier roumain, a obtenu un contrat de 3 mois. Il travaille dans une entreprise de maraîchage, où il a signé un contrat de travail avec les conditions suivantes : 40 heures par semaine, 7.20€ brut de l’heure. Pourtant, il ne sera payé qu’en moyenne 1.34€ net de l’heure. En effet, il n’est pas rémunéré à l’heure mais par caisse de légumes triés. “Il m’est impossible de travailler plus rapidement car je n’ai aucun contrôle sur la vitesse de passage des légumes. Les autres années, ça ne se passait pas comme ça, on était payé à l’heure pour tous les travaux. Je me suis déjà plaint auprès de la direction mais ils m’ont répondu : «Si tu n’es pas content, rentre chez toi !»  Tous les jours, je note les heures travaillées mais ensuite, sur le bulletin de salaire, je relève plein d’incohérences, les heures inscrites ne correspondent pas au temps travaillé ! J’ai un contrat, on peut faire quelque chose ! Je suis près à me battre pour fermer cette entreprise ! Il y a d’autres personnes qui travaillent au noir mais je ne sais pas combien elles gagnent…”

Introduction d’un salaire minimum : le début de la fin du dumping social allemand ?

Souvent montrée du doigt en Europe et suite à de nombreux scandales dans les médias, l’industrie de la viande allemande a conclu un accord sur la mise en place progressive d’un salaire minimal. Il sera de 7.75 €/heure brut dès le 1er juillet 2014 pour atteindre 8.75€  en décembre 2016. Cette initiative voit le jour alors que le gouvernement a prévu d’introduire un salaire minimum généralisé de 8.50€ brut de l’heure à partir du 1er janvier 2015. Mais cela suffira-t-il à mettre fin aux mauvaises conditions de vie et de travail des travailleurs migrants saisonniers et des travailleurs détachés ?

Contrairement à la grande majorité des pays européens, l’Allemagne ne possède pas de salaire minimum légal mais depuis 1997, des accords sont présents dans certaines branches afin de garantir un salaire minimum pour l’ensemble des travailleurs concernés. Il existe actuellement un salaire minimum dans 12 secteurs allant du nettoyage commercial à la construction. Il est également intéressant de souligner que ces salaires minimums diffèrent selon les régions. Il est ainsi plus élevé en Allemagne de l’Ouest qu’en Allemagne de l’Est. En outre, ces accords ne peuvent s’appliquer qu’aux entreprises membres d’un syndicat professionnel ayant signé l’accord, lorsque ces derniers ne sont pas étendus par un arrêté ministériel. Environ 5 millions d’employés profitent ainsi des douze salaires minimum sectoriels déjà existants mais 7 millions de personnes restent de côté et gagnent moins de 8.50€  brut par heure en Allemagne[2].

Le pays a ainsi connu une explosion du nombre de travailleurs faiblement rémunérés et une augmentation des inégalités. Il existe pourtant de nombreux pays en Europe où l’équivalent du SMIC n’existe pas. En effet, sept pays membres de l’Union Européenne ne possèdent pas encore de salaire minimal (Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, Finlande, Suède, Chypre).

L’établissement d’un salaire minimum représentera sûrement un avancement mais cette mesure n’est malheureusement pas suffisante pour obtenir l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs saisonniers. En effet, cela ne réglera pas le problème des heures supplémentaires non payées, des prélèvements exorbitants sur le salaire par les sous-traitants, etc. De plus, les chefs d’entreprise allemands font un lobbying intense car ils souhaitent bien sûr maintenir leur position concurrentielle. En conclusion, rien n’est certain sur la manière dont le salaire minimum allemand sera appliqué. De plus, le délai de mise en œuvre est beaucoup trop long. Il est pour l’instant question de 2017 car les branches professionnelles déjà dotées de conventions collectives pourront bénéficier d’une dérogation jusqu’en 2017.

Beaucoup de spécialistes doutent de l’efficacité de cette mesure à réduire la pauvreté et les inégalités de revenu en Allemagne. En effet, les différents moyens de distorsion (mini-jobs, économie souterraine…) pouvant être mis en place sont nombreux. Selon certaines estimations comme celles de l’institut socio-économique WSI[3] (sous la tutelle de la fondation allemande Hans-Böckler), il sera possible de contourner cette mesure et de créer de nouveau un secteur à très bas salaire. Si le gouvernement cède aux pressions du patronat, des dérogations pourraient ainsi être mises en place pour certains employés comme les retraités, les étudiants, les chômeurs longue durée, les saisonniers, etc. Si cela devait être appliqué, 2 millions de travailleurs ne pourraient donc pas profiter du salaire minimum et le salaire minimum allemand pourra être comparé à un gruyère.

Szabolcz Sepsi, conseiller du programme “Faire Mobilität” (Mobilité équitable) à Dortmund, bien que conscient de l’importance de la mise en place d’un salaire minimum, reste sceptique : “C’était un besoin urgent au regard de tous les abus que nous constatons mais nous sommes conscients que cela ne va pas régler tous les problèmes et que beaucoup d’entreprises vont essayer de contourner  d’une manière ou d’une autre ce salaire minimum…”

Beaucoup parlent également d’un système mafieux comme nous l’explique l’avocat Johannes Brinkhus proposant également ses services aux travailleurs le samedi après-midi à Cloppenburg : “D’après le témoignage de certains travailleurs, nous savons que certaines sociétés de prestations paient leurs employés en liquide, les employés signent un reçu où n’apparaît pas le montant versé. Des sommes monstrueuses d’argent sont ainsi détournées. Nous avons affaire ici à un système mafieux bien ficelé.”

 

Mise en place d’une cellule de conseil mobile pour travailleurs « mobiles »

En réactions aux scandales relayés dans la presse sur les conditions de vie et de travail des travailleurs migrants dans l’agriculture et l’industrie agroalimentaire, la région a décidé de s’investir pour l’amélioration des conditions de travail et de vie des travailleurs étrangers. Ainsi, un service de conseil mobile a été mis en place en octobre 2013, financé par le Ministère de l’Économie, du Travail et des Transports de Basse-Saxe. Cette cellule de conseil est surtout destinée aux travailleurs étrangers embauchés dans le cadre de contrats de prestations (travailleurs détachés) mais s’adresse également aux travailleurs agricoles saisonniers.

Des cellules de conseil existent déjà au niveau national à travers le programme Faire Mobilität (six centres de conseil en Allemagne) mais la particularité de ce centre de conseil est d’être mobile. En effet, la plupart des travailleurs migrants n’ont pas de voitures et n’ont pas la possibilité de se déplacer jusqu’à Oldenburg. Daniella Reim, conseillère pour le service de conseil mobile à Oldenburg, nous présente le projet : Les entreprises et les sous-traitants profitent des disparités de salaire et de niveau de vie au sein de l’Union Européenne. Les employés se font piéger avec des promesses qui ne seront pas tenues une fois arrivés en Allemagne. Une minorité repart dans le pays d’origine et la plupart acceptent les mauvaises conditions de vie et de travail qu’on leur propose ici. C’est pour cela que nous offrons un service d’information car beaucoup de ces travailleurs ne connaissent pas leurs droits, souvent à cause d’un problème de compréhension de la langue du pays d’accueil. Certains me contactent directement à travers les réseaux sociaux car le bouche-à-oreille agit beaucoup. J’ai réussi à gagner la confiance de certains travailleurs qui ensuite en parle à d’autres, etc. “

Logo du centre de conseil : “cellule de conseil pour les travailleurs mobiles,

travailler sûrement et équitablement en Basse-Saxe”

Daniella Reim se rend plusieurs fois par semaine, avec son minibus, auprès des travailleurs. Certains l’appellent pour prendre rendez-vous mais son travail consiste également à distribuer des tracts traduits en plusieurs langues, sur les parkings des abattoirs afin d’informer les employés de l’existence de cette cellule de conseil. Les problèmes les plus souvent rencontrés concernent une durée de travail trop longue ou non-contrôlée, des heures supplémentaires non payées, des conditions de vie précaires, un travail sous-payé, des droits sociaux bafoués, etc. D’ici quelques semaines, elle sera rejointe par un(e) autre conseiller(e) parlant le bulgare afin de renforcer l’équipe : “Ça nous permettra également d’être plus efficace sur le terrain et je me sentirai plus rassurée car ce n’est pas toujours évident de faire seule ce travail. On se ne sait jamais ce qui peut arriver, sur qui on va tomber…Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des réseaux mafieux…

 Minibus de la cellule de conseil

Cette nouvelle initiative est un pas en avant dans la protection des droits des travailleurs mais il est plus que nécessaire de renforcer les contrôles sanitaires dans les logements ainsi que les contrôles douaniers pour limiter les conditions de travail abusives de la sous-traitance. La cellule de conseil travaille ainsi en partenariat avec d’autres centres d’information mais aussi avec la police, la douane et d’autres institutions publiques : “L’exploitation des travailleurs détachés a atteint une telle ampleur qu’il sera possible d’agir efficacement qu’à travers un travail commun.” nous explique Daniella Reim. Elle termine en nous faisant part de son désarroi face au manque d’intérêt de la société pour ces travailleurs : “J’ai l’impression qu’au sein de certaines entreprises, on fait plus attention au statut des animaux qu’à celui des travailleurs. C’est aussi le cas dans la société. On parle beaucoup des conditions d’abattage des animaux dans les abattoirs mais trop peu des conditions de travail au sein de ces entreprises.”

Cet article est également disponible ICI sur le site d’Échanges et Partenariats (E&P), où vous pourrez retrouver les nouvelles des missions passées et en cours dans les autres pays

 

 


[1] Selon la Commission Européenne, un travailleur est considéré comme «détaché» s’il travaille dans un État membre de l’UE parce que son employeur l’envoie provisoirement poursuivre ses fonctions dans cet État membre. Par exemple, un prestataire de services peut remporter un contrat dans un autre pays et décider d’envoyer ses employés exécuter ce contrat sur place. Cette prestation de services transnationale donne lieu à une catégorie distincte: les «travailleurs détachés», envoyés pour travailler dans un autre État membre que celui dans lequel ils exercent habituellement leurs fonctions. Cette catégorie ne comprend pas les travailleurs migrants qui se rendent dans un autre État membre pour y chercher un emploi et qui y travaillent. http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=471&langId=fr

[2] DGB (Confédération des Syndicats Allemands)

[3] http://www.boeckler.de/pdf/p_wsi_disp_184.pdf

 

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