Les oranges sur les arbres : histoire d’une crise agricole et sociale.

Par Charlotte.

« Conosci tu la terra dove fioriscono i limoni, ove scintillano sopra bruno fogliame arance d’oro ? »

Connais-tu la terre où fleurissent les citrons, où scintillent sous les feuilles brunes les oranges d’or ?

Goethe, Voyage en Italie

Résumé : Les oranges de Rosarno sont destinées à l’industrie, le modèle industriel promu dans la région n’est viable que grâce aux subventions. Des modifications dans les politiques d’attribution et la baisse des prix d’achat ont fait qu’il n’est plus rentable de cueillir les oranges, les laisser sur l’arbre suffit à capter les subventions. Les saisonniers présents dans la région, migrants et pour beaucoup sans-papiers, se sont retrouvés sans-emploi. La main mise de l’agro-industrie et de la mafia occasionne une crise sévère mais des alternatives sont portées par le réseau Equo Sud, un groupement de producteurs alternatifs, qui promeuvent une production et une distribution relocalisées ainsi que des actions de solidarité avec les migrants.

A Rosarno, les oranges sont restées sur les arbres, elles ne sont plus bonnes à être récoltées. Cette année elles ne valaient que 7 ou 5 centimes au kilo, et les producteurs ont laissé tomber la récolte. Certains agriculteurs parlent de marasme économique. Les syndicats de travailleurs et les associations sont aux abois : les travailleurs saisonniers, tous migrants, ont peu ou pas travaillé. Au mieux, ils ont travaillé deux à trois jours par semaine, pour une paye de 25 à 30 euros par jour, sans couverture sociale et sans droit aux indemnités de chômage. Les agriculteurs abandonnent le fruit de leur labeur et les bras des saisonniers sont devenus inutiles. Les temps sont durs.

Le principal syndicat national d’agriculteurs italien, la Coldiretti, a lancé cet hiver une campagne politique : « Ne laissons pas Rosarno seule » [1] attaquant l’industrie des jus d’oranges et orangeades, coupable d’utiliser une portion trop faible d’oranges pour faire les orangeades : 12% de jus d’orange dans une orangeade, le minimum légal. Ainsi, pour un litre d’orangeade vendu à 1,30euros, il n’y aurait que 3 centimes destinés au producteur d’oranges.

Or dans la plaine de Gioia Tauro où se trouve Rosarno les oranges sont destinées à l’industrie : 70 à 80% d’entre elles sont destinées à être transformées en jus concentré. De mauvaise qualité, elles ne peuvent être consommées en frais ou sur table. Cette agriculture à destination industrielle a été mis en place dans l’après seconde guerre mondiale avec la plantation de ces orangers qui produisent l’orange dite commune, des oranges « blondes », qui n’ayant ni ombilic ni pépin et étant riches en jus servent à l’industrie des jus de fruits, des jus concentrés et des orangeades.

Ce n’est pas la première année que l’industrie paie si peu les oranges aux producteurs. L’an dernier déjà les prix étaient bas et les producteurs avaient peu récolté. Or l’année dernière, avec la crie industrielle au Nord, de nombreux travailleurs immigrés avaient été licenciés des industries du Nord de l’Italie. Ils étaient venus tenter leur chance dans les récoltes du sud, et étaient venus nombreux pour la récolte des oranges. On estime à 1.500 le nombre de travailleurs africains venus l’année dernière à Rosarno. Trop nombreux ils se sont heurtés à la crise du secteur agrumicole. Cela a été un vecteur important de la révolte de l’année dernière. Cette année, les africains étaient bien moins nombreux, environ 300 ou 500. Mais la situation a peu changée, la crise agricole s’est accentuée, et les saisonniers travaillent au mieux 2 à 3 jours par an. Depuis la révolte, les contrôles de l’inspection du travail se sont intensifiés dans le Sud de l’Italie, et les travailleurs sans-papiers ont encore plus de difficultés à trouver un emploi. Les roumains et les bulgares sont de plus en plus nombreux, et leurs équipes s’insèrent plus facilement dans le marché du travail saisonnier.

Histoire de l’échec d’une agriculture industrielle et parasitaire

L’agriculture de la plaine de Gioia Tauro où se trouve Rosarno, est une agriculture destinée avant tout vers le welfare state et les subventions communautaires. Ici on ne s’inscrit pas comme travailleur agricole pour travailler la terre, mais pour obtenir les indemnités chômage revenant aux saisonniers agricoles ; ici on ne vendait pas les oranges pour en retirer un prix, mais pour en obtenir des subventions communautaires.

Des oranges-subventions ou les oranges de papier

Avant l’application de la réforme Fischer de la Politique Agricole Commune (PAC) en 2007, les subventions étaient versées en fonction de la production agricole. Les agriculteurs étaient donc encouragés à produire énormément. En 1997, on estimait que le prix des oranges de transformation était à 80% couvert par les aides communautaires et non par le marché (industrie et distribution) [2]. C’était l’époque des « oranges de papiers » : pour une production de 200.000 tonnes, on y inscrivait facilement le double sur les contrats : l’industrie n’avait rien à perdre à signer ces contrats mensongers, elle payait très peu les oranges ; et l’agriculteur avait tout à y gagner, il obtenait deux fois plus de subventions. La récolte se justifiait avant tout pour la captation de ces subventions.

Depuis le découplement des aides communautaires, les agriculteurs n’ont plus d’intérêt à récolter et à vendre ces oranges. Désormais les aides communautaires sont attribuées en fonction de la production passée durant une période historique de référence. Pour obtenir ces subventions, il suffit de maintenir les plantes dans un état de production. La récolte et ses saisonniers sont donc devenus inutiles.

Si ces oranges ne pouvaient plus être compétitives alors qu’elles ont fait la fortune de la plaine dans les années 1970, c’est également du à la mondialisation des échanges de biens agricoles et à la concurrence de nouveaux pays, comme le Brésil, un pays leader en matière de jus d’orange concentré. Ses produits coûtent plus chers, mais ils sont disponibles toute l’année et sont stables, ce qui est une nécessité pour l’industrie de transformation. Lors de l’Uruguay Round de l’Organisation Mondiale du Commerce, le Brésil a obtenu un abaissement de 20% des tarifs aux douanes de l’Europe pour les jus concentrés [3]. Un autre concurrent direct est le Maroc, or l’Union Européenne et le Maroc négocient un accord de libre-échange de produits agricoles, applicable sans délai aux agrumes [4]. L’agriculture industrielle est elle aussi soumise aux délocalisations.

Des travailleurs agricoles manucurés, les saisonniers de papier et les saisonniers sans-papiers

En Italie, les ouvriers agricoles saisonniers bénéficient d’une assistance chômage et d’une couverture santé, en fonction du nombre de journées travaillées par an. Sur le contrat de saisonnier il n’est indiqué que la période d’emploi, et non le nombre de journées travaillées, selon une réglementation devant répondre aux exigences particulières du secteur agricole. Mais comme dit le dicton italien populaire « A chaque loi son détournement »…

En Calabre, la Sécurité Sociale a estimé qu’ils seraient plus de 2000 italiens à recevoir l’assistance chômage comme ouvrier agricole sans jamais enfiler une paire de botte de caoutchouc. Ils signent un contrat fictif, se versent eux-mêmes les cotisations patronales et reçoivent ces indemnités. Lorsque Maria Giovanna Cassiano, ex-directrice locale de la Sécurité Sociale a transféré ces données à la magistrature, elle a du vivre sous escorte durant de longs mois sous les menaces et les intimidations [5].

De l’autre côté, de véritables travailleurs saisonniers, majoritairement immigrés, n’arrivent pas à obtenir les indemnités chômage et la couverture santé à laquelle ils ont droit. Pour ceux sans-papier ou sans-contrat il est évidemment impossible d’obtenir cette couverture sociale. Mais même pour ceux en règle, avec permis de séjour et contrat de travail il est difficile de s’assurer du versement de ces cotisations patronales : dans un contrat saisonnier le nombre de journées n’est pas indiqué, et donc il leur est difficile voir impossible d’être certains que l’employeur verse effectivement ces charges, et en cas contraire de prouver qu’ils ont réellement travaillé toutes ces journées.

Des initiatives contre la crise

Samedi 22 janvier, a eu lieu une grève de « l’orangeade », organisée par le syndicat CISL [6] et son association de protection des consommateurs et de l’environnement (ADICONSUM), ainsi que par la Ligue des consommateurs et le syndicat agricole Coldiretti. Ils demandaient aux industriels de rémunérer correctement les producteurs d’oranges, et de mettre plus de jus d’orange dans les orangeades. Les promoteurs de la grève de l’orangeade soutiennent que la Calabre n’est pas raciste, que Rosarno n’est pas raciste, et que la faute des évènements de janvier dernier revient aux grandes industries de transformation des oranges.

Cette grève n’a cependant d’autre ambition que la médiatisation du phénomène. Le pouvoir contractuel des agriculteurs de la plaine de Rosarno est très faible, la confiance en les syndicats agricoles limitée. Autour de la ville on croise les panneaux décrépis des anciennes coopératives agricoles ; il n’en reste aucune. Dans ce contexte de désagrégation sociale, le rôle de la criminalité organisée n’est pas à ignorer qui empêche la construction de luttes collectives dans la plaine depuis les années 1970 [7]. Et la crise majeure reste à venir : l’âge moyen des producteurs de la plaine se situe dans la soixantaine d’années ; les jeunes émigrent ou s’orientent vers d’autres secteurs, des oliviers pluri-centenaires sont arrachés pour être vendus comme déco des jardins de riches ou comme bois à chauffer, les oranges restent sur les arbres, des terres agricoles sont vendues aux industries polluantes : incinérateurs, décharges, centrales électriques…

Un groupe militant et alternatif tente d’enrayer ce mécanisme. Le réseau Equo Sud est un regroupement de producteurs alternatifs, de la coopérative textile au producteur d’orange, de l’apiculteur au journalisme engagé. Le réseau EquoSud organise régulièrement des débats sur le thème des oranges de Rosarno, de la solidarité avec les travailleurs migrants ou sur les circuits-courts à l’occasion de son marché mensuel de producteurs locaux, paysans et artisans. Ils réfléchissent à un moyen de production et de distribution alternatif aux Carrefour qui se multiplient dans le voisinage, et ont organisé un circuit-court entre producteurs bio de Calabre, marchés locaux et consommateurs du Sud et du Nord.

Remettre en cause le système de la monoculture destinée à l’industrie, à l’exportation et à la grande distribution, revoir les politiques et les pratiques de l’accueil des travailleurs immigrés, créer des circuits courts et des lieux de rencontre entre producteurs et consommateurs, soutenir les productions paysannes et locales à haute intensité de travail, lutter contre l’exploitation par les mafias et les multinationales : des enjeux locaux qui ne concernent pas que la Calabre.

Notes

[1] Voir ici et ici

[2] Cavazzani Ada et Sivini Giordano, « Miti, pradossi e malaffare » dans Arance Amare, La crise de l’agrumiculture italienne et le développement compétitif de celle espagnole ; Rubbettino Editore, 1997.

[3] Sivini Giordano, « Il primato del Brasile nel mercato del succo di arancie » in Arance Amare, La crise de l’agrumiculture italienne et le développement compétitif de celle espagnole, Rubbettino, 1997.

[4] Coordination Européenne Via Campesina, « Accord de Libre échange UE – Maroc : L’UE poursuit la destruction de l’agriculture paysanne Bruxelles, 13 janvier 2011 Voir ici

[5] “L’héroïne qui dévoila l’arnaque à l’INPS (Institut National de Sécurité Sociale), Gian Antonio Stella, Il Corriere della Sera, 19 agosto 2009.

[6] Confédération Italienne Syndicat des Travailleurs

[7] Giuseppe Lavorato, “Rosarno, memoria corta e filiera mafiosa”, terrelibere.org, 01 giugno 2009 Voir ici

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