Dans la gueule du loup.

Par Cabiria.

Résumé : P. est une grande entreprise agroalimentaire de la région d’Alméria. La plupart de ses 4000 hectares sont voués à l’export de la laitue iceberg partout en Europe. Loin de souffrir de la crise l’entreprise en a doublement bénéficié ; la crise a fait disparaitre les petites et moyennes exploitations, laissant au grosses un marché encore plus favorable, d’autre part le chômage massif permet de mettre les travailleurs en concurrence et de justifier les salaires, logements et transports impayés… P. emploie majoritairement des travailleurs latino-américain, car « plus faibles… mais moins conflictuels » et use de subterfuges pour ne pas avoir à employer ses travailleurs de façon permanente.

Quelque part au milieu de nulle part, enfin si, au milieu de champs de salades à perte de vue, il y a les bureaux des PDG, la direction générale, le département technique, celui de la comptabilité et autres cases de cet organigramme bien précis.
Pour comprendre l’ensemble de la situation il faut se jeter dans la gueule du loup, voici quelques points centraux de la rencontre avec le responsable du département technique d’une grande entreprise de l’agroalimentaire dans la région d’Almeria : P.

Présentation d’un gros poisson de l’agriculture à Almeria.

P. est une entreprise qui se trouve à Pulpì, au nord d’Almeria, à la frontière avec Murcie. Dans cette région à 200 mètre d’altitude, la culture se fait à l’air libre (sans serres). L’entreprise détient 4 000 hectares, 85% de ces hectares sont exploités en monoculture de laitue iceberg. La production se fait sur les 12 mois de l’année. La grande majorité de celle-ci est exportée, environs 105 millions de pièces de laitues iceberg à l’année, dans de nombreux pays d’Europe :
« On fournit principalement des chaines anglaises, allemandes, dans les pays nordiques aussi nous avons un bon volume de vente et dans une moindre proportion des pays comme Danemark, Suisse, Hollande mais le principal client est l’Angleterre.»
Ces clients sont des chaines de supermarché comme Mark and Spancer, Sainsbury’s, Tesco et d’autres. P. a aussi quelques clients en Espagne comme Verdifresh, fournisseur de salades de la chaine de supermarché Mercadona.
Les prix sont généralement fixé à l’année par cageots, chaque cageot contient 10 à 12 pièces et est vendu aux alentours de 3€ donc environs 30/35 centimes l’unité. Une partie de la production est destinée au « marché libre » à un niveau national et les prix peuvent dans ce cas varier de 2 à 10€ le cageot.
L’entreprise travaille avec une moyenne annuelle de 1800 travailleurs, avec une période haute durant l’hiver de 2300 travailleurs et une basse durant l’été de 600 travailleurs.

La crise pour une entreprise comme P., une période prospère ?

Ces derniers temps, pour justifier les conditions de vie et de travail des migrants saisonniers, la crise est souvent mise en avant. Il n’y a pas assez d’argent pour payer les salaires, la sécurité sociale, les heures supplémentaires, les transports, les équipements… voilà ce que disent les entreprises aux groupes de travailleurs que nous rencontrons.
L’agriculture étant une activité de rendement, il faut réduire le plus possible les coûts de production pour obtenir des bénéfices. En particulier dans ce contexte économique les réductions se font sur les salaires des travailleurs pour que les prix de vente soient légèrement plus élevés que les prix de production.
Oui mais seulement, lorsqu’on demande à une entreprise comme P. ou comme A. (plus modeste, 1000 hectares) dont les PDG sont frères, comment s’en sortent-ils dans ce contexte économique alarmant en ce qui concerne le sud de l’Espagne, la réponse laisse perplexe…
« En ce qui concerne la crise si on parle du secteur agricole Espagnol on n’est pas vraiment affecté. L’année dernière alors que le pays était dans de meilleures conditions que cette année, le secteur agricole allait assez mal, les prix des produits agricoles étaient assez bas, une grande partie des producteurs ne faisaient pas de bénéfices, ils vendaient à prix de production, et du coup il y a eu un filtre, une sélection et il ont disparus surtout les petits agriculteurs et moyens et du coup ceux qui restent, les plus gros, nous vivons une bonne période, même si le pays est encore en crise. Ca fait déjà un an et demi que nous avons des prix plus élevés que les années précédentes et les rentes des producteurs agricoles ont augmentés. On peut dire que la crise nous a favorisés. »
Ainsi, les plus petits agriculteurs ont disparus, les conditions de travail sont toujours aussi inhumaines voir pire et les gros poissons mangent plus…

Une sélection ethnique de la main d’œuvre.

Non seulement la crise semble avoir favorisée les plus grosses entreprises, mais par ailleurs celles-ci ne font rien pour améliorer la situation dramatique de la zone en ce qui concerne l’emploi dans le secteur agricole avec plus de 6.000 personnes au chômage et une moyenne de demandeurs d’emploi qui s’élève à 17.619 personnes(ces chiffres ne prennent pas en compte les travailleurs sans papiers) [1] .
En effet, P. n’emploi pas la main d’œuvre présente sur le territoire et continue à travailler avec des contingents d’Amérique Latine :
« En ce qui concerne l’ouvrier agricole, il vient principalement d’Equateur, de Colombie et du Pérou. Nous avons des accords avec les contingents de ces pays, nous faisons des contrats en origine pour des travaux saisonniers pendant une période, une fois la période accomplie, la personne rentre dans son pays. »

Il est alors légitime de se demander pourquoi ? Pourquoi traverser l’océan alors que des milliers de personnes sont disponibles pour travailler, ici, juste à côté. La réponse est d’ordre ethnique à savoir l’attribution de traits comportementaux et de spécificités physiques en fonction de l’origine du travailleur :
« Nous avons choisi des latinos américains pour leur comportement, ils ont un bon comportement, par exemple les marocains ont un autre type de comportement, plus difficile, plus conflictuel, nous avons eu certains problèmes il y a des années, problèmes de confrontations, bagarres, bagarres entre eux, ils ont beaucoup cette habitude de se bagarrer entre eux et cette entreprise ne veut pas de ce type de travailleurs. Les latinos américains sont moins fort, ils ont un physique plus faible, sont rendement est plus faible, les marocains sont plus fort mais leur comportement ne plait pas à l’entreprise, on préfère aller chercher notre main d’œuvre en Amérique que ici à côté. »

Est-ce que se comportement plus « conflictuel » serait celui d’oser réclamer ses droit ?!

Petites magouilles et grand désespoir.

Selon la convention collective de l’agriculture d’Almeria, lorsqu’un saisonnier effectue plus de trois campagnes, l’entreprise est obligée de lui faire un contrat à durée indéterminée. Seulement il existe quelques petites magouilles pour échapper à ce genre de règles contraignantes. Par exemple, comme l’explique le responsable du département technique de P., il suffit de changer le nom de l’employeur sur le contrat pour éviter d’avoir à charge un travailleur fixe et laisser ainsi le travailleur dans la précarité que représente un travail saisonnier :
« – Je ne connais pas trop la loi mais effectivement après trois contrats, l’entreprise est obligée de faire un contrat indéterminé au travailleur mais il y a des outils légaux pour l’entreprise pour élargir cette durée par exemple en changeant le nom de l’entreprise, le temps recommence à 0. Les étrangers échappent à cette loi, ils peuvent venir pendant 10 ans toujours avec un contrat saisonnier, c’est pour les espagnols. »
« – Je n’ai pas compris ce truc de changer le nom de l’entreprise. »
« – Par exemple P. ce sont 4 ou 5 entreprises associées. Donc je te fais un contrat dans une entreprise pendant un temps ensuite dans une autre et comme ça le contrat reste saisonnier. »
Il est important de spécifier ici que ce recourt n’est absolument pas légal et que bien évidemment la loi ne s’adresse pas qu’aux espagnols mais bien à l’ensemble des travailleurs. [2]

En ce qui concerne le logement des travailleurs, l’entreprise leur propose une habitation en échange d’un loyer retenu sur leur paye :
« A la majorité des travailleurs étrangers nous proposons un logement en échange de quelque chose comme 50€ par mois. Ils ont frigos, machine à laver, microonde…Ce sont des maisons partagée qui sont sur les terrains. Une grande majorité vit dans ces cortijos [3] dans les champs. »
Nous n’avons pas visité les cortijos loués par cette entreprise même, mais nous avons vu un peu plus loin le cortijos que loue un privé à une vingtaine de travailleurs, il n’y a pas de chauffage, pas d’eau chaude, les chambres sont partagées par plusieurs personnes, les murs sont détériorés et jusqu’il y a peu de temps le terrain autour était rempli d’ordure. Ces saisonniers payent 120€ par mois et par personne pour vivre dans ces conditions.

R., un militant espagnol de Pulpì, ex-saisonnier, au chômage depuis quelques années est désespéré par la situation actuelle.
« Il n’y a personne qui nous aide ici, je suis tout seul à essayer de faire quelque chose, on est revenue à la situation d’après guerre, les gens ont faim, dans la ville de Vera, à côté il y a 2600 personnes (sur environs 9000 habitants) qui dépendent d’une association qui distribue de la nourriture. Il faut absolument faire quelque chose. »

Notes

[1http://www.juntadeandalucia.es/serv…

[2http://convenios.juridicas.com/conv…

[3] Les cortijos sont les anciennes habitations des agriculteurs abandonnées depuis des années, elles ont parfois laissé en l’état et parfois restaurées pour les louer.

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