Ces travailleurs saisonniers que nous ne verrons pas

Résumé : Très présents sur les exploitations agricoles du Sud-Ouest de la France, les saisonniers étrangers restent pourtant en grande majorité invisibles, et n’évoquent presque jamais leurs conditions de travail. L’accès au droit est quasiment impossible pour ces travailleurs qui cumulent les facteurs d’isolement, sont soumis au caractère flexible de leur contrat et surtout, acceptent de manière tacite les abus dont ils sont victimes. Dès lors, ce sont les politiques agricoles et migratoires qui modèlent et encouragent ce système basé sur la mise en concurrence des travailleurs qu’il s’agit de dénoncer, au-delà de l’accès aux droits individuels.

   Ils seraient environ 7 000 dans le Lot-et-Garonne, près de 2 000 dans le département voisin des Landes. Le recours à des saisonniers étrangers pour faire face aux besoins agricoles est loin d’être un phénomène marginal dans la région. Déjà, au mois d’avril, quelques signes discrets de leur présence. Des caravanes qui s’accumulent aux abords des terres, linge étendu dehors. Des camionnettes aménagées en provenance d’Espagne. Puis, arriveront les « OFII » (1), main d’œuvre « introduite » à la demande des employeurs, saisonniers au statut précaire institutionnalisé dont la régularité du séjour est fonction du contrat de travail. Quelques 600 Marocains reviennent ainsi chaque année dans le Lot-et-Garonne, pour une période maximale de six mois. Ils seront peut-être aperçus furtivement dans les champs, ou chez l’épicier du village. Quant aux Sud-Américains ramassant les asperges et les kiwis landais, l’entreprise de travail temporaire espagnole qui les détache se chargera de leur hébergement et de leur transport, y compris pour des déplacements au supermarché. Les plus proches voisins, parfois même leurs collègues français, ne savent pas toujours où ils logent.

     Si les habitants de la région peuvent avoir conscience de la présence de ces travailleurs étrangers, ils restent pour la plupart invisibles à leurs yeux. Cette situation peut s’expliquer par le statut même des saisonniers : historiquement, une partie d’entre eux était déjà constituée de personnes mobiles, gens du voyage ou Sud-Européens venus « faire la saison » en France. Le but n’est pas de s’installer ni de « s’intégrer » – au sens convenu de ne plus être étranger à la collectivité – mais de travailler sans compter les heures pour toucher le salaire maximum. Quitte à rogner sur certaines dépenses jugées inutiles, comme la couverture santé complémentaire ou le logement.

De plus, l’isolement est encouragé par la condition d’étranger ne maîtrisant que rarement le français, et par le fait que la venue et le séjour en France soient uniquement fonctions du travail. Certains saisonniers sont logés chez leur employeur, ce qui les rend totalement flexibles et disponibles pour répondre aux besoins agricoles.

Enfin, pour une partie de la population locale et des pouvoirs publics, les saisonniers ne sauraient dépasser leur fonction économique, et leur présence n’est pas acceptée en dehors du lieu de travail : dans le Médoc ou dans les Landes, les saisonniers deviennent « sales » et « bruyants » dès lors qu’ils sont perceptibles dans l’espace public. A Libourne l’été dernier, alors qu’il n’existe aucun dispositif pour l’hébergement des saisonniers, des procédures d’expulsion ont été lancées à l’initiative de la municipalité à l’encontre de travailleurs espagnols qui occupaient des bâtiments désaffectés (2).

Des conditions de travail passées sous silence

     Avec des saisonniers qui reviennent chaque année, ou des travailleurs européens qui résident principalement en France, certains liens peuvent toutefois se nouer. Par le biais de relations de voisinage, dans des permanences d’accès aux soins ou aux droits sociaux, des cours de français, des associations « communautaires » ou culturelles. Pourtant, même quand la confiance s’établit, il n’est presque jamais fait allusion aux conditions de travail, ou de manière très détournée. Ainsi de ce travailleur espagnol – qui ramassait déjà des fraises dans le Lot-et-Garonne à l’âge de neuf ans avec ses parents – lorsqu’il affirme qu’« avant c’était dur, mais maintenant tout va bien, je n’ai aucun problème et suis payé chaque mois pour mon travail », tout en s’informant discrètement auprès de son voisin et ami français des démarches à faire pour s’installer dans la restauration rapide. Ou cette formatrice de français, qui lors d’une session portant sur le droit du travail, évoque les abus dont a été victime son père algérien, travailleur immigré en France. Elle n’obtiendra aucune réaction notable des apprenants, même si certains paraissent interpellés sur le moment. Ou encore l’association Polonia82, qui est au contact direct des travailleurs polonais du Tarn-et-Garonne qu’elle assiste dans leurs démarches administratives. Si elle reçoit de nombreux témoignages d’ouvriers agricoles victimes d’abus au travail, ils restent souvent anonymes.

     Ces réticences de la part des travailleurs étrangers à évoquer leurs conditions de travail peut s’expliquer par plusieurs éléments qui sont étroitement liés. D’abord, les dénonciations d’abus – en supposant qu’ils soient conscientisés – sont limitées par l’isolement linguistique, socio-culturel et géographique qui éloigne les saisonniers des organisations aptes à les informer et à leur offrir un accompagnement pour faire valoir leurs droits. Surtout, le caractère flexible du contrat saisonnier (3) et le travail non déclaré donnent à l’employeur le pouvoir de mettre rapidement fin à la relation de travail, ou de ne pas la renouveler. Le travailleur est placé de fait dans la précarité et la dépendance. D’autant plus lorsqu’il est en situation irrégulière sur le territoire ou travaille sans autorisation, auquel cas il court le risque supplémentaire d’être éloigné ou reconduit à la frontière. Enfin, les irrégularités sont particulièrement difficiles à prouver, par exemple pour les heures supplémentaires non déclarées ou les retenues sur salaires : de l’aveu même d’un agent de contrôle exerçant dans le Lot-et-Garonne, «l’Inspection du Travail ne peut agir que sur des constats matériels, les déclarations des salariés ne suffisent pas. Dans beaucoup de cas, la fraude ne peut pas être prouvée ».

     Toutefois, le plus souvent, les entraves au droit du travail découlent d’une acceptation tacite de la part des saisonniers. D’abord, si un cadre législatif existe, il lui est souvent difficile de saisir les spécificités du monde agricole, secteur dans lequel l’emploi a longtemps été structuré par des relations informelles et une part importante de travail non déclaré. Aujourd’hui encore, les « arrangements » sont fréquents : à la fin du contrat, employeur et saisonnier font par exemple le décompte des heures ou évaluent le montant des retenues pour les charges du logement ou la nourriture.

D’autre part, les travailleurs étrangers perçoivent souvent la situation comme temporaire avant un retour au pays d’origine, leur venue en France n’étant motivée que par les gains financiers qu’ils peuvent en tirer. Ils sont donc disponibles toute la semaine, et parfois déplorent eux-mêmes les jours non travaillés à cause de conditions météorologiques défavorables. L’intégralité du temps passé en France doit être rentabilisée, car l’opportunité de venir en France comme saisonnier peut se payer cher. En Pologne ou au Maroc, l’ouvrier « achète » les coordonnées de son futur employeur, et doit parfois même verser une partie de son salaire chaque mois à l’intermédiaire – souvent travailleur agricole lui-même – ou à l’entreprise prestataire de services qui l’a embauché. La principale motivation reste le niveau de salaire, et ce y compris pour des ressortissants européens. En effet, si l’Union Européenne se proposait d’être un espace économique intégré, elle n’a fait qu’imposer les principes de libre-concurrence et de libre-circulation au détriment des droits sociaux. Les écarts de salaires entre pays membres restent notables (4) et favorisent le dumping social et la mise en concurrence des travailleurs. A cela s’ajoute les difficultés économiques actuelles des pays sud-européens, dont les retombées s’avèrent dramatiques pour les citoyens. Ces dernières années, chaque début d’été a vu son lot de travailleurs venus d’Espagne ou du Portugal « vendre leur force de travail » dans le Sud de la France, expression datée qui retrouve ici tout son sens. Ils font le tour des exploitations agricoles en proposant eux-mêmes de travailler pour des salaires défiant toute concurrence.

Enfin, il arrive que les saisonniers étrangers aient intériorisé un statut de travailleur de seconde classe, se devant de montrer la plus totale soumission au « patron » et faisant renaître des relations d’asservissement que l’on croyait perdues. Par exemple, des ouvrières roumaines travaillant dans une exploitation de betteraves dans le Lot-et-Garonne demandaient incessamment à leur employeur si le travail qu’elles fournissaient était satisfaisant, et l’ont qualifié de « vraiment très gentil » lorsqu’il leur a accordé une pause pour le déjeuner. A la fin de la journée, alors qu’elles attendaient pour recevoir leur paie, elles ont affirmé à leur collègue : « toi tu vas sans doute avoir plus que nous, parce que tu es française ».

Agriculture industrielle et mise en concurrence des travailleurs

     L’invisibilité des saisonniers étrangers et leur acceptation des conditions de travail les plus dures, couplées à l’imposition d’une agriculture concurrentielle et industrielle permettent et encouragent l’exploitation des saisonniers. Pour des agriculteurs qui ne recherchent que la productivité et la flexibilité de la main d’œuvre, les exigences ne peuvent aller qu’en augmentant, attisant la concurrence entre les travailleurs. Les demandeurs d’emploi locaux sont par exemple décrits comme manquant de volonté, de motivation et de fiabilité. Les étrangers qui souhaitent faire valoir leurs droits sont également lésés, comme ces deux Polonais installés dans un village du Tarn-et-Garonne avec leur famille : leur employeur leur demandait d’être entièrement disponibles le week-end, puisque leurs compatriotes l’étaient. Quelques agriculteurs vont même jusqu’à profiter de la vulnérabilité de certains étrangers lorsqu’ils privilégient le recours à des personnes en situation irrégulière. En leur faisant miroiter des promesses d’embauche ou de régularisation, ils les maintiennent sous une domination certaine. Dans ce contexte, ce n’est qu’au travers de situations alarmantes qui ont perduré plusieurs années et qui atteignent à un moment donné leur paroxysme qu’une partie de la réalité est parfois révélée. Alors qu’ils étaient certains qu’ils ne reviendraient pas l’année suivante en France et qu’ils n’avaient plus rien à perdre, des saisonniers OFII se sont approchés de l’Inspection du Travail du Lot-et-Garonne pour dénoncer leurs conditions de travail. Dans le même département, à Beauville, ce n’est que quand ils ont appris qu’ils ne seraient pas payés, à cause la mise en liquidation de l’exploitation, que des Sénégalais travaillant de manière illégale entre 13 et 15 heures par jour se sont décidés à alerter les services de gendarmerie (5).

     La majorité des saisonniers étrangers reste donc invisible et ne peut/veut pas dénoncer ses conditions de travail. Face à cette situation, une approche purement juridique basée sur la défense des droits individuels paraît certes nécessaire, comme en témoignent les quelques affaires portées devant les tribunaux, mais reste largement insuffisante. Les dénonciations doivent porter sur les abus mais également sur le système qui les permet, construit et soutenu par des choix de politiques agricole, économique et migratoire. Les luttes contre l’industrialisation de l’agriculture, les conditions de travail indignes, les violations de droits, les discriminations à l’encontre des étrangers ne peuvent dès lors que se rejoindre dans la défense des travailleurs migrants saisonniers.

(1) En référence à l’Office Française de l’Immigration et de l’Intégration, organisme public en charge notamment de l’introduction de saisonniers en France

(2) Pour plus de précisions, voir « Encore une saison sous les ponts ? »

(3) Le contrat de travail saisonnier ne comprend pas toujours de date de fin, et il est possible de signer plusieurs contrats saisonniers successifs avec le même employeur

(4) A titre d’exemple, le SMIC brut mensuel s’élevait en 2014 à 1445€ en France, 387€ en Pologne, 191€ en Roumanie et 174€ en Bulgarie

(5) Pour plus de précisions sur cette affaire, voir « Loin de l’Eldorado européen, l’esclavage en Lot-et-Garonne »

Mikele DUMAZ

Mission “Travailleurs migrants saisonniers” – Aquitaine

Volontaire pour la Confédération Paysanne

Programme “Echanges et Partenariats” – 2015

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